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Flaubert savait bien qu’il y a quelque chose de plus fort que le temps et les bouleversemens d’empires, — c’est l’âme d’un pays qui se survit indéfiniment dans les hommes qui l’habitent. C’est pourquoi il s’est enquis si scrupuleusement de l’âme africaine. On peut répondre à cela que cette âme diffère sans doute beaucoup de l’âme antique ; mais pour Flaubert, comme pour tous ceux qui ont étudié cette Afrique immobile, où rien ne meurt, parce que rien n’y nait plus, il est certain que les contemporains de Scipion et d’Hamilcar sont encore reconnaissables dans les Africains d’aujourd’hui.


A côté de cette vérité locale, il y a aussi, dans Salammbô, une vérité humaine, à laquelle le grand nombre des lecteurs, éblouis sans doute par la pompe du décor, ne prêtent guère d’attention.

Nous pourrions analyser successivement chacun des personnages du roman que nous arriverions à la même conclusion : c‘est qu’ils vivent aussi diversement et aussi profondément que les personnages familiers de Madame Bovary. Mais tenons-nous-en à l’héroïne du livre, cette étrange Salammbô, en qui l’on ne voit d’ordinaire qu’une poupée somptueusement habillée.

On peut dire que le même mystère, qui défend la femme orientale contre les indiscrétions du voyageur européen, entoure la fille d’Hamilcar dans le roman de Flaubert, et la dérobe aux regards profanes. Cette impression de mystère, Flaubert l’a voulue et l’a cherchée à dessein, — nous le savons par sa correspondance. Mais justement parce que Salammbô est mystérieuse pour nous, nous voyons volontiers en elle, comme dans la femme arabe, tout un monde de poésie et de sentimens à jamais indéchiffrables pour nos esprits d’Occidentaux ; et quand nous approchons de cette forme voilée et muette, une irritation nous prend en songeant que nous ne saurons jamais ce qui se passe derrière ce front scintillant de plaques d’or, derrière ces yeux inertes et brillans comme des pierreries. Puis, à mesure que nous la connaissons davantage, nous en arrivons à soupçonner que cette âme mystérieuse ne renferme que le vide ; et nous éprouvons quelque chose de la déception de Màtho, lorsque, après avoir traversé les salles étincelantes du temple de Tanit, encore tout aveuglé par l’éclat des marbres, des métaux