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il s’écrie : « Que toutes les énergies de la nature que j’ai aspirées me pénètrent, et quelles s’exhalent dans mon livre. A moi puissances de l’émotion plastique ! Résurrection du passé, à moi, à moi ! Il faut faire, à travers le beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma volonté, Dieu des âmes ! Donne-moi la force et l’espoir ! » Ainsi, en cette minute de clarté suprême, où il a fait son examen de conscience, — avant de commencer ce long labeur pour lequel il demandait au Dieu des âmes « la force et l’espoir, » — son œuvre lui apparut d’abord comme un jet lyrique, qui s’apparente au jaillissement des énergies naturelles, ensuite comme une construction plastique, dont la puissance d’émotion serait toute de beauté. Et c’est seulement après cela qu’il songe à la « résurrection du passé » que sera Salammbô. Mais il ne s’y arrête point. Il ajoute aussitôt : « Il faut faire, à travers le beau, vivant et vrai quand même. » Le beau, c’est la première condition : la vérité et la vie viendront par surcroit, — quand même.

Ecartons donc une bonne fois des analogies superficielles. Ne croyons plus que Flaubert ait tenté purement et simplement une reconstitution historique. Voyons Salammbô telle qu’il l’a voulu faire : nous nous trouvons alors en présence d’un roman conçu de la même façon, exécuté d’après la même méthode, présenté enfin par l’imagination évocatrice de l’auteur comme une aventure aussi contemporaine que celle de Madame Bovary.


Ce qui trompe le lecteur non averti, c’est l’abondance et la précision toute matérielle des descriptions de Flaubert. Elles sont tellement frappantes qu’on n’y aperçoit d’abord que le détail historique, la couleur locale. Mais cette qualité est secondaire aux yeux de l’auteur, comme aux nôtres, dès que nous sommes entrés dans le secret de son art. Relisons, par exemple, la fameuse description de Carthage au lever du soleil, que Sainte-Beuve, dès la publication du livre, saluait déjà comme un chef-d’œuvre :


... Mais une barre lumineuse s’éleva du côté de l’Orient. A gauche, tout en bas, les canaux de Mégara commençaient à rayer de leurs sinuosités blanches les verdures des jardins. Les toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts, peu à peu, se découpaient sur la pâleur de l’aube ; et tout autour de la péninsule carthaginoise, une ceinture d’écume blanche oscillait, tandis que la mer couleur d’émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du matin. A mesure que le ciel rose