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et qu’ils déçoivent notre manie d’expliquer et de conclure.

Que sont, en effet, nos systèmes ? La réalité est formidable. La vie est partout. La matière et l’esprit s’entrepénètrent : « N’y a-t-il pas des choses inertes qui sont comme animales, des âmes végétatives, des statues qui rêvent et des paysages qui pensent[1] ?... » Saisir la vie multiforme dans sa poussée et sa floraison perpétuelles est une tâche qui défie l’intelligence. La vie déborde sans cesse la contemplation de la pensée et la représentation de l’art. Pour essayer de la traduire, l’artiste doit mettre en œuvre une autre faculté, plus embrassante et plus pénétrante que la pensée logique.

Et d’abord, en face de cette force écrasante qu’est la réalité, il convient qu’il soit lui-même une force, capable de lui faire équilibre, de sympathiser avec elle, et, jusqu’à un certain point, de la dominer. Il doit être ce qu’on appelle un « tempérament, » — un cœur robuste et gaillard qui batte à l’unisson du pouls universel. Flaubert écrivait à Louise Colet, à propos de Leconte de Liste : « Il n’a pas l’instinct de la vie moderne, le cœur lui manque : je ne veux pas dire par là la sensibilité individuelle, ou humanitaire, non, mais le cœur, au sens presque médical du mot. Son encre est pâle. C’est une Muse qui n’a pas assez pris l’air. Les chevaux et les styles de race ont du sang plein les reines, et on le voit battre sous la peau et courir depuis l’oreille jusqu’aux sabots[2]. »

Le cerveau pense, le cœur aime. C’est avec l’amour de son cœur, que l’artiste ira au-devant de la vie, qu’il tâchera de la pénétrer et de s’unir à elle : « L’amour, l’amour ! Ce qui ne se donne pas ! Le secret du bon Dieu, l’âme, sans quoi rien ne se comprend[3]. » Cette compréhension du cœur et de l’amour, qui embrasse toutes les choses et tous les êtres, elle est la moralité de l’artiste, elle est une forme supérieure de la pitié. Rappelant l’immense labour que lui avait coûté Salammbô, Flaubert disait à Sainte-Beuve : « L’amour qui m’a poussé vers des religions et des peuples disparus a quelque chose de moral en soi et de sympathique, il me semble[4]... » Et ailleurs, à Louise Colet : « J’ai été humer des fumiers inconnus. J’ai eu compassion de

  1. La Tentation de saint Antoine (1856). Édit. Charpentier, p. 167.
  2. Correspondance, IIe série, p. 277.
  3. Ibid., IIe série, p. 314.
  4. Ibid., IIIe série, p. 249.