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qui entrent en jeu dans la création de l’œuvre d’art. Cette dernière règle de la transposition renforce celle de l’impersonnalité. Elle en exagère encore la rigueur, afin de mieux prémunir l’artiste contre les suggestions de la sentimentalité inférieure.

Pourquoi donc se récrier contre lui, s’il isole ainsi sa réalité de la réalité commune, celle qui est une portion de notre activité ou de notre souffrance ? Ce n’est, chez le bon ouvrier, qu’un raffinement de probité. N’admet-on pas que le savant, dans son laboratoire, isole deux corps, en vue d’une expérience et qu’il s’efforce par tous les moyens de les soustraire à l’influence perturbatrice du dehors, afin de rendre son expérience plus concluante? Sans doute les choses ne se passent point ainsi dans la nature. Mais le savant procède comme si les choses se passaient ainsi. De même, le romancier considère le monde comme n’ayant de réalité et de signification qu’en vue de l’art, afin de couper court à la tentation inconsciente que nous avons de tout ramener à nous-mêmes comme centres et d’envisager l’univers comme asservi à des fins conformes à notre désir.

On a reproché à cette méthode, — Brunetière, par exemple, — de fausser la réalité, en n’y voyant que matière à littérature, en sacrifiant le souci du vrai à celui du style et de l’effet esthétique. Le romancier, nous dit-on, en arrive à ne plus percevoir les choses que sous l’angle littéraire, à faire poser devant lui la réalité, au lieu de l’observer dans sa vérité et dans son train naturel : il tourne le dos à la vie. A quoi Flaubert riposte : « Je ne suis pas assez cuistre que de préférer des phrases à des êtres[1]. » Mais l’art et la vie sont deux choses bien différentes et irréductibles l’une à l’autre. C’est une plaisanterie de croire que l’art nous rend jamais la vie telle qu’elle est, et qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour la voir. Le style est déjà par lui-même « une manière de voir. » En somme, l’artiste ne perçoit et ne traduit la réalité que dans la mesure où elle peut servir à son dessein et que s’il s’est mis d’abord dans l’état littéraire[2]. Son mérite est de la découvrir avec d’autres yeux que ceux de l’habitude, de nous la montrer sous un angle qui lui est propre et qui est précisément l’angle littéraire. Enfin, c’est un métier que de faire un livre. S’il en est ainsi, l’écrivain doit employer toutes ses forces à perfectionner son métier, afin de le rendre

  1. Correspondance, IVe série, p. 98 (Lettre à George Sand).
  2. C’est ce que Flaubert appelait familièrement : « se monter le bourrichon. »