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l’homme d’une certaine époque, d’un certain milieu, d’un certain tempérament reparaît toujours dans une œuvre, par quelque côté, et quel que soit le soin qu’on prenne de l’en chasser. Cela encore est trop évident. Flaubert n’a jamais eu la naïveté de croire que l’impersonnalité, telle qu’il la recommandait, fût absolue. Ce n’est qu’une méthode, qui, comme toutes les méthodes scientifiques elles-mêmes, ne peut être qu’une approximation du vrai. Sans doute, elle est imparfaite, mais c’est le moyen le plus sûr de restreindre, dans l’observation du réel, les chances d’erreur, de réduire au minimum la duperie du sentiment. Il faut la considérer comme une sorte de garde-fou, qui empêche l’artiste de trop céder aux sollicitations du sens individuel, de trop s’abandonner aux mirages du cœur et de l’imagination.

Enfin Flaubert, — si paradoxal que cela paraisse, — a vu, dans la méthode impersonnelle, le moyen le plus sûr, pour l’artiste, de prendre conscience de sa propre personnalité. Oui, il faut sortir de soi pour se retrouver dans les autres. Rien n’est tel que de s’opposer à autrui pour avoir de soi-même une idée plus juste et plus nette. Un trait de caractère, une démarche de l’instinct observés chez un autre vous éclairent brusquement tout un coin obscur de votre âme, ou font entrer dans le jeu de votre action consciente des puissances qui, jusque-là, sommeillaient en vous. Pour se mieux connaître, il faut donc élargir le cercle de son regard, non seulement observer autour de soi, mais multiplier les points de vue, changer de milieu, voyager. Le contact de natures étrangères, surtout quand elles sont primitives et simples, vous avertit qu’il y a, en vous, des profondeurs ignorées, recouvertes par le trompe-l’œil de l’éducation et des idées reçues, des sources obstruées, qui n’attendent que l’occasion propice pour jaillir de nouveau à la lumière. Pendant son séjour en Egypte, la banale rencontre d’une courtisane, une certaine Ruchouk-Hanem, provoqua chez Flaubert une véritable crise de sentimentalité. Cette rencontre fut peut-être le plus grand événement de son voyage. Il est douteux qu’il ait senti auprès de sa maîtresse ce qu’il éprouva auprès de cette misérable créature : « J’ai passé la nuit, — écrivait-il à Louis Bouilhet, — dans des intensités rêveuses infinies. » A travers les notes et les lettres intimes où il relate cet incident, dans la simplicité toute nue du récit, perce un accent d’émotion qui ne