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Sans doute, on peut soutenir que les poétiques des poètes et les théories d’art des romanciers sont faites pour être démenties par leurs auteurs. Cependant, par une exception digne de remarque, il est arrivé que Flaubert n’a pas trop démenti les siennes. Est-il besoin d’ajouter qu’elles ne forment pas un ensemble d’une logique rigoureuse, qu’on n’y trouve point l’enchainement et la solidité dogmatiques d’un Taine ? Ce ne sont que les pensées d’un artiste sur son art. Flaubert, dont l’esprit répugnait peut-être à l’abstraction, n’est pas toujours arrivé à les débrouiller bien clairement. Mais, en somme, il a réussi à faire entendre ou à suggérer ce qu’il voulait dire. Soyons justes : ces défaillances d’expression sont plutôt rares chez ce grand styliste. La plupart du temps, il a su condenser ses intuitions dans des formules extrêmement heureuses.

Et il est inutile, avec lui, de prendre les précautions qui seraient nécessaires avec un autre écrivain et de nous mettre en garde contre les variations de sa doctrine. Sa pensée a très peu évolué. Tel il était à dix-huit ans, tel il apparaît à la veille de sa mort. Le programme littéraire, que contiennent les derniers chapitres de l’Éducation sentimentale, peut bien être en ces années de jeunesse encore très enveloppé et très imprécis, ce sera le même au fond qu’il continuera à défendre, lorsqu’il écrira Bouvard et Pécuchet.


Or, la méthode, qu’il a toujours préconisée en art, est éminemment intellectuelle, en ce sens que. sans nier le sentiment, — bien au contraire, — elle le subordonne à l’intelligence.

La première règle de cette méthode, c’est que l’artiste doit se borner à représenter, sans prétendre à conclure : « Les plus grands génies et les plus grandes œuvres n’ont jamais conclu. Homère, Shakspeare, Goethe, tous ces fils aînés de Dieu, comme dirait Michelet, se sont bien gardés de faire autre chose que représenter[1]. » L’artiste est dans le monde, comme le Dieu de Spinoza. Invisible et présente partout, la substance divine pense éternellement l’univers, qu’elle crée, sans but et sans fin. L’art ne fait qu’imiter cette divine contemplation. Contempler, comprendre, représenter, voilà son œuvre, — œuvre qui requiert l’effort de tout l’homme, mais dont la récompense est si haute?

  1. Correspondance, édit. Charpentier, IIIe série, p. 271.