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elle est due à une faute stratégique extraordinaire, inouïe, énorme, qui étonne la raison humaine, notre armée distribuée en petits corps sur quatre-vingts lieues d’étendue comme des corps de douaniers. L’armée va prendre sa revanche ; l’Empereur doit assister à cette revanche et y retremper son prestige ; s’éloigner à la veille d’une grande bataille, c’est l’abdication et le déshonneur. L’Empereur n’a pas le droit de se déshonorer ; il ne peut quitter l’armée que victorieux ou y mourir ; la légende napoléonienne renaîtrait, même s’il perdait le trône ; elle ne se relèverait pas du déshonneur. » En d’autres termes, l’Empereur ne pouvait rentrer dans Paris qu’à la tête de ses troupes victorieuses ou dans un cercueil : ou le dôme des Invalides éclairé par les drapeaux conquis, ou Notre-Dame revêtue de deuil pour des obsèques impériales.

Aux premiers mots de Persigny, l’Impératrice s’était penchée vers moi, et d’une voix brève, m’avait dit : « Vous m’aviez affirmé que le Conseil était de votre avis. » Je répondis de même : « Persigny ne fait point partie du Conseil ; parmi mes collègues, il n’en est aucun qui n’ait partagé mon opinion. « Elle écouta le discours de Persigny en pleurant, exaltée, le soutenant, l’encourageant du regard et du geste. Je répondis : « M. de Persigny veut que l’Empereur reste à l’armée pour y attendre la victoire ; j’affirme, moi, que tant qu’il sera à l’armée, à cause de son état physique, la victoire ne nous reviendra pas. » Et me retournant vers Maurice Richard : « Veuillez répéter au Conseil ce que vous m’avez raconté, ce que vous avez vu. » Il le fit, mais mollement, en atténuant, sans aucun des accens du matin. La véhémence de Persigny, la douleur de l’Impératrice l’avaient ébranlé et, par bonté de cœur, il tut les détails pénibles sur lesquels il s’était étendu avec moi. « Mais vous m’avez parlé autrement ce matin ! m’écriai-je, veuillez redire à ces messieurs les choses comme vous me les avez dites. » — Ce fut inutile, je n’en pus rien arracher.

Cette défection attendrie et imprévue de Maurice Richard affaiblissait en partie mon argumentation. L’Impératrice, d’ailleurs, s’était bien gardée de nous communiquer le télégramme par lequel le même jour, Franceschini Pietri l’avertissait que l’Empereur, de son propre aveu, était incapable de soutenir les fatigues d’une campagne active et que ses amis personnels croyaient qu’il devait rentrer à Paris. Néanmoins, je maintins.