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étoffe celui qui, avant de se décider à un acte, ne se préoccuperait pas des effets prochains et même éloignés qu’il produira. Mais dès qu’on est en présence d’un devoir primordial bien déterminé, il faut l’accomplir sans se préoccuper de l’effet : il sera ce qu’il pourra. Nous ne pouvions pas assister les bras croisés à l’organisation du renversement de l’Empire, et laisser des hommes de parti infliger au pays, sans que nous nous y opposions, la honte d’une révolution devant l’ennemi. Une telle abstention nous vaudrait une flétrissure ineffaçable. « Je compte sur vous, » nous avait dit l’Empereur en partant. Il fallait justifier sa confiance. In rébus asperis et tenui spe fortissima quæque consilia tutissima sunt. Dans les affaires difficiles et de mince espérance les desseins les plus courageux sont les plus sûrs.

Mais l’audace la plus intrépide ne peut dompter le soulèvement d’un peuple entier qui, irrité, excédé d’un gouvernement, veut à tout prix s’en défaire. Si telle avait été la situation, elle était sans remède ; il ne restait qu’à s’abandonner désespérément à la chute inévitable. Nous étions loin d’en être réduits là L’agitation révolutionnaire n’était que superficielle, en paroles plus qu’en actes. La majorité de la population parisienne, patriote, n’oubliait point qu’elle avait voulu, acclamé la guerre, et n’éprouvait aucune colère contre le Souverain qui avait obéi à son impulsion patriotique[1]. Un acte résolu eût fait rentrer sous terre tous les faux braves qui, à de rares exceptions, ne s’avançaient que jusqu’au point où ils étaient assurés de l’impunité. Leurs journaux supprimés, leurs chefs emprisonnés, ils se fussent terrés et n’auraient songé qu’à se cacher ou à fuir. Le peuple aurait vu impassiblement, comme au 2 décembre, les sergens de ville prendre les émeutiers au collet. Si, parmi eux, quelques-uns, véritablement intrépides, avaient essayé une

  1. Paul Déroulède, en ses loyaux souvenirs, a confirmé mon appréciation de ce moment : « Républicain très modéré, mais républicain sincère, mon père n’aimait pas beaucoup plus l’Empire que je ne l’aimais moi-même ; mais il n’approuvait pas plus que moi pour cela tous ces sourds préparatifs révolutionnaires faits en face et à la faveur de l’invasion. L’avenir lui apparaissait très sombre. — Une lettre de notre mère contenait un peu plus d’espérance : « Le pays se ressaisira, » nous écrivait-elle. » « Les bons Français l’emporteront. Il n’y a vraiment qu’une poignée de politiciens, qui pensent à la guerre civile, avant de penser à la guerre étrangère. Ayez bon courage ! Dieu ne laissera pas tuer la France ! » — Vraiment ! oui, les politiciens n’étaient qu’une mauvaise poignée, mais où était la bonne poigne qui s’en rendrait maître ? (Feuilles de route, p. 71.) » Au lendemain du retour de l’Empereur et de l’arrestation des députés de la Gauche, on eût senti la bonne poigne attendue et la partie eût été gagnée.