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encore cela ne leur suffisait pas ; il fallait préparer un coup de main contre la Chambre à l’ouverture de la session ; le Ministère, miné de tous les côtés, était déjà comme à terre ; il n’oserait pas, in extremis, se compromettre par des mesures de répression qui pourraient devenir sanglantes. La Gauche pensait au contraire qu’en fournissant aux ministres, par une attaque prématurée, l’occasion de défendre l’Assemblée, on relèverait leur pouvoir expirant, qui ne capitulerait pas, et qu’on allait au-devant d’une défaite certaine, alors qu’avec un peu de patience et d’habileté, on ne tarderait pas à s’assurer une victoire sans péril. De part et d’autre, on ne s’était pas convaincu et il était probable que les violens, agissant conformément à leur opinion, tenteraient un coup de main auquel la Gauche ne s’associerait point, mais qu’elle soutiendrait de ses excitations et dont elle prendrait la direction, si le succès devenait possible. Un de ses députés s’était même engagé à déposer une demande de déchéance et, si elle était écartée, à venir donner le signal de l’insurrection.

« Dans l’état de trouble de l’esprit public, dit Chevandier, on ne peut prévoir les effets d’une levée insurrectionnelle ; il est sage de la prévenir et de ne pas nous exposer à la douloureuse nécessité d’une répression sanglante, peut-être impuissante. N’ayant pas de temps à perdre, j’ai pris des mesures que je viens soumettre à votre approbation. J’ai prié notre collègue Rigault de Genouilly, sans lui dire pourquoi, d’envoyer un navire de l’Etat à Granville ; j’ai requis la Compagnie de l’Ouest de tenir pendant la nuit du 8 au 9 un train sous pression prêt à partir pour Granville. Enfin j’ai ordonné à Pietri de convoquer le juge d’instruction Bernier, afin de signer les mandats d’arrêt et d’avoir, sous la main et groupé, le nombre d’agens nécessaires pour opérer les arrestations qui seraient ordonnées. Je n’ai pas indiqué à Pietri les chefs révolutionnaires, il les connaît mieux que moi, mais j’ai dressé la liste des députés de l’opposition qu’il faut arrêter en même temps ; ils sont au nombre de vingt-deux. »

Il me tendit une liste écrite de sa main sur laquelle je lus les noms d’Arago, J. Favre, E. Picard, Ordinaire, Dorian, Gambetta, Kératry, J. Ferry, Pelletan, etc. » Tandis que je faisais cette lecture, un nuage obscurcit mon visage. « Rassurez-vous, me dit vivement Chevandier, nous ne les malmènerons pas. Pas de voitures cellulaires ; tous les égards possibles. Il faut seulement