Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/496

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

stridente de courroux, celle même que je venais d’entendre la nuit précédente, il s’écria : « Le vent souffle en tempête, il balayera tout ! Est-ce que vous croyez, monsieur Ollivier, que vous allez rester ici ? Vous allez être emporté et, après vous, l’Empire. »

La conversation prenant cette tournure épileptique, je congédiai Wachter, et, quoique, avant de poser ma question, j’en eusse déjà la réponse, je dis froidement à l’énergumène que j’étais chargé de lui offrir le ministère au nom de l’Empereur et de mes collègues. — « Je refuse. » Je n’essayai pas de le ramener : — « C’est bien, mais quelle raison donnerai-je à l’Empereur de votre refus ? — Vous lui direz que ce serait une erreur considérable d’éloigner dans ce moment le ministre qui tient tous les fils entre les mains et de le remplacer par un ministre nouveau qui devrait perdre des jours précieux à tout apprendre. »

Pas plus dans cette entrevue, la dernière que j’eus avec lui, que pendant les heures d’angoisse de la nuit précédente, il n’avait eu une lueur de magnanimité, de pitié, d’oubli de soi : toujours l’égoïsme et la dureté d’une vengeance qui s’assouvit. Chrétien de bouche, et non de fait, en racontant son refus à peu près dans les mêmes termes que moi, Trochu ajoute que je reçus sa prophétie de malheur « avec beaucoup de philosophie et de sérénité[1]. » Il y avait autre chose que de la philosophie et de la sérénité dans le sentiment que ses paroles m’inspirèrent : il y avait une profonde stupéfaction. Celui que j’avais si longtemps considéré comme un type de vertu militaire et civique s’écroulait devant moi, et je contemplais ses débris avec une stupeur dans laquelle entrait un incommensurable mépris. Je ne demandais pas à cet homme un sacrifice stérile : son esprit ordinairement fumeux, illuminé d’une clarté exceptionnelle de bon sens, avait aperçu le plan stratégique sauveur ; il voulait que l’armée de Bazaine, pai-une retraite échelonnée, se repliât sur la capitale, les têtes de colonne livrant bataille sans s’engager à fond ; on aurait eu ainsi autour de Paris, par l’adjonction des armées de Bazaine et de Mac Mahon, 250 000 hommes ; Paris n’eût pu être investi ; la France aurait eu le temps de se ressaisir, de compléter ses armées et elle eût été sauvée. Ministre de la Guerre et par suite maître du pouvoir,

  1. Pour la Vérité et pour la Justice, p. 77.