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maintenant la voilà veuve. Pourtant elle n’est pas heureuse : elle est difficile. Ce soir surtout, dans cette atmosphère de fête, elle est inquiète, nerveuse, et sent des larmes lui monter aux yeux. Mais Ravardin ne voit rien de tout cela. C’est un homme chez qui l’habitude de vivre en public et pour le public a tué toute vie intérieure. Il n’a pas l’intuition de la sensibilité d’autrui. D’ailleurs il est en joie : comment tout le monde ne serait-il pas joyeux autour de lui ?

Ce que ne comprend pas Ravardin, un autre, Laurent Bernard, le devine tout de suite. Il faut dire que, lorsqu’il est entré, Gisèle Prieur était occupée à pleurer. Elle l’a quitté, le temps d’aller arranger un peu ce visage défait, ce qui a permis à Laurent de causer avec le vieux d’Artigues, et d’apprendre de lui toute l’histoire de Gisèle, ou du moins ce qu’en sait ce confident assez mal informé et qui ignore l’essentiel. Quand Gisèle revient, Laurent, dans l’émotion de ces confidences, dans la griserie de ces fleurs et de ces larmes, lui déclare son amour et l’ardent désir qu’il a de l’épouser. Elle refuse ; mais on sent bien que ce n’est pas un de ces refus dont un amoureux doive être désespéré. Laurent le comprend à merveille et se promet de ne pas quitter la partie.

Il est très gentil, ce Laurent Bernard, bien élevé, distingué, de manières excellentes, de sentimens parfaits. Et tout de suite une objection se présente. Car lui aussi est un politicien, lui aussi est le politicien amoureux... Il faudrait répondre, je crois, que tout homme politique n’est pas nécessairement un politicien. Pour Ravardin la politique est une carrière, un métier, même un gagne-pain : pour Laurent ce n’est qu’un sport. Il est riche, et il a horreur de la politique ; mais son père et son grand-père ayant représenté l’Eure-et-Loir, il n’a pas voulu contrarier ce département dans l’habitude qu’il avait d’être représenté par quelqu’un de la famille. Il était conservateur, même réactionnaire ; il l’est resté. Il déteste les partis avancés ; mais pour être élu il fallait être socialiste : il s’est donc fait socialiste. D’ailleurs il est un député muet et fait aussi peu de besogne que de bruit. Les Mérovingiens ont eu leurs rois fainéans ; la République a ses députés feignans ; et c’est bien heureux, car, si tout ce monde travaillait, ce serait un désastre. Cette boutade, fruit de l’observation, est de Laurent : il a de l’esprit. C’est un dilettante. Il se moque de ses électeurs et de lui-même. Réduite à ce minimum, la politique n’a plus aucune espèce de mauvaise influence sur les sentimens... Telle semble, du moins, être l’opinion des deux auteurs ; et de cette façon Laurent contribue à leur démonstration.