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progrès de sa pensée, M. Bourget était conduit à écrire une nouvelle série de romans où, par delà les figures individuelles, on devine la présence de ces êtres collectifs et plus vrais que les vivans de chair et de sang : la famille, la classe, la race. C’est alors que, de romancier devenu auteur dramatique, sans renoncer ni à ses habitudes de pensée philosophique ni à ses besoins d’observation précise, il y ajoutait ces élémens de l’action et du dialogue par lesquels le théâtre nous donne, avec une superbe intensité, l’illusion de la vie. A-t-il, définitivement conquis par le théâtre, renoncé au roman ? Nul ne le croit, ni ne le souhaite. De cette excursion si intéressante à travers la littérature dramatique, personne ne doute qu’il ne revienne au roman avec un talent encore élargi et assoupli. Il y sera ramené par une sorte de logique et de force des choses. Nulle part ailleurs il n’est chez lui comme dans ce genre où, depuis Balzac, aucun écrivain ne s’était encore fait une si large place.

Le Divorce avait été tiré du roman de M. Bourget par M. Cury et récrit par M. Bourget. Pour l’Émigré, qu’il avait lui-même tiré de son roman, M. Bourget n’avait pas eu de collaborateur. Enhardi par le succès et prenant de plus en plus goût à une forme littéraire dont il découvrait à mesure les secrets, il avait écrit directement pour la scène la Barricade et le Tribun. Cette fois il a, sauf erreur, travaillé sur une donnée qui lui a été apportée par M. Beaunier. Quelle que soit d’ailleurs la part qui revient dans l’œuvre commune à chacun des deux écrivains, une telle collaboration ne pouvait manquer d’éveiller l’intérêt des lettrés et de leur paraître ce qu’elle est en effet : curieuse, piquante et charmante.

M. Bourget est philosophe, à la manière dont l’était son maître Taine. Sous la surface où s’arrêtent les esprits médiocres, il découvre les forces irréductibles qui gouvernent le monde : fatalité de nos instincts, emportement de nos passions, cruauté du destin aveugle ou méchant. En proie à ces puissances obscures et redoutables, les pauvres créatures que nous sommes lui apparaissent tout à fait dignes de pitié. Il se penche sur elles avec un sentiment de cordialité éperdue où se mêlent la pitié et l’horreur. Il assiste ému et désolé aux efforts inutiles qu’elles font pour échapper à leur soit. Leur condition misérable ne lui inspire aucune envie de les railler. Dans les récits qu’il nous en fait il ne met pas le plus petit mot pour rire. Une plaisanterie détonnerait dans cet ensemble douloureux. La vie est pour lui une tragédie ; Lui aussi, M. Beaunier est philosophe. Mais Renan ou M. Anatole France seraient plutôt les inspirateurs sinon de sa philosophie, au