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y regarde de trop près. L’artiste celte ou anglo-saxon, ou de race germanique : un Cranach, un Dürer, un Burne Jones, un Holman Hunt, n’a pas de ces pudeurs effarouchées. Il touche le fantôme, il détaille la vision, et par ce détail même, par la précision dans l’invraisemblance, il arrive à lui prêter un air de véracité bizarre qui nous intrigue et une forte objectivité qui nous séduit.

Le métier de M. Rackham n’est pas moins particulier que sa vision, ou plutôt, ce métier, c’est sa vision même. Il lui est consubstantiel, comme chez tous les vrais artistes. C’est de l’aquarelle, mais de l’aquarelle à la fois très floue et très définie, une couleur fluide comme une vapeur continuellement cernée d’un fil noir comme de l’eau-forte. Chaque détail modelé dans l’eau en ronde-bosse, mais nettement délimité par le trait, se juxtapose au détail voisin sans se confondre avec lui, et le tout forme une masse de petits reliefs comparables à une porte de bronze fouillée et ciselée par Chiberti. Il y a peu de teintes plates, rien qui rappelle l’estampe japonaise. La couleur aussi est bien particulière : ce sont de beaux tons de vieil ivoire, d’acajou, de mousse sèche, de parchemins anciens, çà et là relevés par le rouge du houx ou le mauve de la mauve, mais avec une discrétion infinie. Ce sont de ces couleurs qui chuchotent, dans le vieux jardin, lorsque tous les feux du jour sont éteints et que les objets clairs ne sont encore clairs que d’un flottement de crépuscule. Facture et couleur ont été fort imitées, des deux côtés de la Manche, depuis qu’ont paru les premières œuvres de M. Rackham, mais nul n’est parvenu à les manier comme lui.

Faut-il donc croire que toute fantaisie nous vienne du Nord et qu’à la clarté latine, il ne puisse plus naître de visionnaires ? Le pays qui a produit Gustave Doré, qui a produit Willette, Henri Rivière en ses ombres du Chat Noir, et tant d’autres imagiers poètes, doit-il toujours chercher en Angleterre ses images quand la réalité l’ennuie ? Il suffit de faire quelques pas pour éprouver le contraire. Ici même, avenue d’Antin, en sortant de la Salle Rackham, passées les salles de l’architecture, si l’on examine les aquarelles exposées dans les petites chambres qui prennent jour sur les Champs-Elysées, on rencontre une œuvre étrange qui, pour ne rappeler en rien celle de M. Rackham, fait pourtant une impression de même nature, l’impression de la « vision, » — c’est-à-dire proprement de ce qui