Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autour de la déesse, les canards, nés curieux, fouillent dans sa corne d’abondance, les laveuses battent leur linge, l’eau coule, les lointains bleuissent, et tout va son train comme si la fantasque dispensatrice n’était pas arrêtée par le plus vulgaire des accidens. La rencontre est savoureuse de ce vieux mythe académique et hautain, et de cette scène familière dans le décor le plus naturel et le plus moderne qui soit.

Aucune affectation, aucun effort. L’auteur a si peu le souci de la vraisemblance que les rencontres les plus improbables se font chez lui le plus aisément du monde et avec la plus aimable bonhomie. Si vous disiez à ces déesses, ou à ces nymphes, ou à ces tentatrices de Saint Antoine qu’elles se trompent de siècle et que ce vieux peintre occupé paysage de Bougival n’est point leur homme, elles vous éclateraient de rire au nez. L’anachronisme, l’invraisemblance, la logique, la raison, « l’historicité, » elles ne savent ce que c’est et s’en moquent. Il n’y a pas d’anachronisme ni d’erreur, quand les feuilles et les eaux brillent et chatoient, quand les toilettes s’harmonisent avec les figures, quand les gestes divertissent, quand le lieu est si beau qu’on voudrait y être transporté. — « Je n’ai jamais vu un paysage comme celui que vous me montrez, » disait, une fois, un critique à Turner. — « Oui, mais avouez que vous auriez bien envie de le voir,... » répondit le peintre. C’est ce qu’on pourrait dire des rencontres de M. La Touche, depuis ses singeries jusqu’à cette Tentation, qu’il expose cette année. Ces choses sont impossibles, mais on aimerait qu’elles ne le fussent pas. On ne chicane donc pas l’artiste qui nous les rend-sensibles par la trompeuse magie de sa couleur.

La nature même l’y invite. Lorsqu’on se trouve dans un pavillon Louis XV, comme celui qu’il nous peint, par une chaude après-midi d’été, quand le soleil suspend aux fentes des persiennes ses échelons d’or, ne semble-t-il pas qu’on voie danser dans l’ombre lumineuse des fantômes? S’il y a, au milieu, une statue de l’Amour avec son arc, que seront ces fantômes, sinon de belles jeunes filles menant la ronde autour de celui « qui est, qui fut ou qui doit être ? » L’idée d’en faire une Cible, qu’elles criblent de roses avec des révérences ironiques, est un joli scénario de fêtes galantes, et nul mieux que M. La Touche ne sait peindre ces fêtes-là Elles auraient quelque chose de mièvre avec d’autres : avec lui, elles ont la saveur et l’éclat d’un