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l’idée philosophique et profonde qu’il se refuse à énoncer parce qu’il la préfère indistincte, multiple, faite de possibilités diverses et seulement pressenties. La nature qu’il nous évoque ainsi est toujours pénétrée d’âme. Une vie générale et vague y circule, où tout s’assemble et se meut. Par ces images émouvantes du ciel et de la terre, un instant, il nous fait sentir le divin à l’œuvre au sein des choses, le sourd vouloir qui développe l’univers, la réalité unique et cachée où chaque être a sa substance, — et, dans cette brève vision, les petits individus séparés qui disent moi d’eux-mêmes et ne voient du monde que leurs affaires, changent de valeur ; leur histoire prend un sens nouveau, ironique ou pathétique.

Souvent une idée plus spéciale se mêle à ces paysages. Puisqu’une âme est dans la nature, quelque chose peut y passer d’analogue aux états élémentaires et profonds de notre âme. Une correspondance peut exister entre tel aspect des choses et telle passion, tel émoi qui traversent un personnage du roman. En général, quand M. Galsworthy décrit les choses, c’est pour suggérer ce qu’il n’a point décrit de son personnage. Telle est, dans le Propriétaire, la secrète raison d’être de cet admirable tableau d’un soir à Richmond Park. Autour d’Irène et de Bosinney qui s’attirent et ne peuvent se parler parce qu’ils ne sont pas seuls, un soir extasié de juin, une nuit bleue, les marronniers chargés de fleurs, l’affluence prodigieuse des sèves et des parfums, une langueur qui se dégage d’un mode insolite de la nature, — tout cela, qui trouble obscurément, ce jour-là, les plus positifs des Forsyte, nous signifiant, sans que l’auteur en dise rien, la Puissance ancienne comme le monde qui agit à cette minute en la pauvre Irène, et qui la transfigure, la traverse, l’enveloppe d’effluves, fait d’elle une fleur, fleur humaine, fleur parfumée comme celles que le Printemps vient encore une fois d’épanouir par milliers sur les vieux arbres, et dont toute la destinée s’est accomplie quand elles ont atteint leur brève minute d’amour et de beauté.

Quelquefois le rappel aux grandes réalités est plus mystérieux encore et plus bref. C’est une impression subite, inexpliquée qui vient remuer un des personnages, accompagnée d’une vague, rapide intuition qu’on nous laisse à deviner, et qui lui ouvre je ne sais quelles profondeurs : brusque demi-vision dont l’image lui revient de loin en loin pour changer un instant son attitude