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parce que moins puissant en souffle et en instinct, moins pourvu de ce fonds ethnique d’énergie d’où jaillit tantôt ce qui nous ravit et tantôt ce qui nous déconcerte chez le créateur de Richard Feverel et de Nevil Beauchamp : fantaisie shakspearienne, irrésistibles élans de danse inspirée, — parfois gigues folles qui précipitent l’auteur au milieu de son œuvre, brusques coups d’aile qui l’emportent d’un trait au plus haut de l’éther.

Surtout, il s’est bien gardé de rien emprunter au style si périlleux de Meredith. Rien de plus uni et limpide que le sien. S’il arrive que nous ne comprenions pas toute sa pensée du premier coup, nous n’avons jamais le sentiment de ne pas comprendre. Dans la profondeur d’un roman comme Fraternité, plusieurs plans se superposent. Si nous ne sommes pas attentifs, si notre regard manque de pénétration, nous ne voyons guère que le plus matériel et le plus prochain, où viennent agir et parler les personnages. Nous sommes là devant les apparences ordinaires du réel : elles s’ordonnent et se suivent avec la logique naturelle de la vie. Simplement, c’est la vie qui passe devant nous, d’autant plus simple, intelligible que nos pouvoirs de vision sont plus brefs et limités à l’évident. Peu à peu, si nos yeux s’aiguisent, si nous observons, si nous interprétons, d’autres plans se révèlent, qui s’entrecoupent ou se succèdent : celui où secrètement passent tels événemens, vivent telles figures dont l’action demi-cachée vient influer sur les personnages immédiats, celui, surtout, où se poursuit la profonde vie psychologique dont les faits sensibles, gestes et paroles, ne sont que la projection à la claire surface du roman. Et derrière ces multiples perspectives, sur un plan qui enveloppe tous les autres, la pensée personnelle de l’auteur, l’idée cachée dont l’extérieur de l’œuvre ne nous présente, sous les formes les plus ordinaires, que des symboles. La première lecture de Fraternité m’a ravi ; ce n’est qu’à la seconde que j’en ai vu le sens intérieur, le sens mystique transparaitre dès le début de la première page dans la description d’un nuage au coucher du soleil. Il est presque impossible, si l’on n’a pas déjà subi les principales suggestions du livre, d’entrevoir l’intention panthéiste qui se dissimule là. Mais nul embarras, nul sentiment d’énigme : vous n’avez vu qu’un ciel comme en peignent tant de romanciers. Presque tous les paysages de M. Galsworthy contiennent des significations aussi voilées, où se prolonge, se dégrade, s’achève mystérieusement