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par les principaux caractères au cours du roman, nous sont ici données par un procédé qui ressemble à la sommation de l’infinitésimal. Notez que par pudeur, fierté, obéissance aux impératifs de leur caste qui les obligent aux apparences impassibles, une Bianca Dalison, plus orgueilleuse encore que jalouse, un Hilary Dalison qui subit sans se l’avouer à lui-même le charme d’une petite fille du peuple, se refusent à rien livrer de leur être intime, qu’ils ne se manifestent pas. Ajoutez que, si retirés en eux-mêmes, paralysés par leurs habitudes de rêve et de doute, contraints par leur sens des conventions, ils n’agissent pas ou, plutôt, n’agissent que négativement, pour se dérober, se réprimer, s’abstenir, éviter de s’engager. L’étrange, dans le drame conjugal qui fait le sujet de Fraternité, c’est que, du commencement jusqu’à la fin, il reste invisible et silencieux, insensiblement, par la graduelle accumulation des minimes circonstances, par le petit jeu quotidien et toujours caractéristique des impressions et réactions d’âme, se prépare la crise inévitable et finale. Pas une scène entre les deux époux. Sans conflit, sans heurt apparent, dans ce ménage une fissure est apparue, qui s’étend, s’élargit par un lent progrès. Tout s’achève nécessairement par le tranquille départ du mari. Le secret travail qui s’opère ici fait penser à ces profondes, imperceptibles activités moléculaires qui aboutissent à la rupture spontanée d’un impossible alliage. Dans une telle étude, comme la structure et le mouvement intérieur des âmes se révèle ! C’est comme si nous les regardions avec un cristal grossissant, comme si nous écoutions leur vie au microphone. Leurs vibrations les plus légères prennent alors un sens, une valeur inattendus ; leurs silences s’emplissent de rumeurs étranges, profondes, émouvantes, toujours révélatrices de l’être essentiel.

Tout cela rappelle beaucoup l’Égoïste, et le rappellerait davantage si les personnages parlaient plus. On ne peut pas lire M. Galsworthy sans penser à Meredith. Non seulement l’objet de son art est pareil, non seulement il lui doit quelques-uns de ses procédés, mais on retrouve chez lui beaucoup de la philosophie générale du maître. Même critique de l’Angleterre pharisienne, même haine de l’égoïsme masculin et des tyrannies qu’il impose à la femme, même idéalisme foncier. C’est un Meredith corrigé par Tourguenief, allégé, dépouillé, mesuré, un Meredith plus conscient de son art et plus systématique, sans doute,