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attardent et qui font à chaque moment la tonalité de cette âme, tout cela, Meredith entreprit bien moins de le décrire que de le faire entendre. Voilà le sujet et la substance des grands romans qui s’appellent l’Égoïste, — Un de nos Conquérans. Nul événement que ceux de l’esprit, ou plutôt les événemens proprement dits, les changemens de situation, les détails de l’action, les péripéties ne sont que l’aboutissement au dehors, le résultat, qui vient s’inscrire au fur et h. mesure dans la réalité visible, de forces à l’œuvre en des caractères en conflit.

Pour rendre cette vie de tous les instans, pour faire sentir les fuyantes nuances, les changemens soudains, les détours, les volte-face, les menues, incessantes actions et réactions dont elle est faite, pour en traduire ce que les personnages eux-mêmes ne peuvent pas traduire, la germination insensible de l’idée et du sentiment, les mouvemens qui s’ébauchent au tréfonds de l’âme, il fallait inventer une langue, un style, un art. De tout cet insaisissable, Meredith réussit à nous communiquer la sensation directe par des moyens indirects, — ceux qui s’opposent le plus, dit son meilleur critique anglais, à « l’idéal français de l’expression définitive, du mot unique, » ce cristal où ne se fixe pas la fluidité mouvante de l’esprit. Par de rapides images, enchevêtrées, brisées, par des analogies, de brèves allusions, il a su nous suggérer le sentiment de tout ce qui, en cette vie infinie de l’âme, ne trouve pas son équivalent dans le vocabulaire. Surtout par des raccourcis d’expression, par ces mots composés que permet le génie de la langue, où le verbe et l’adverbe, le substantif et l’adjectif s’amalgament pour traduire d’un seul coup ce que le français dissocie logiquement, l’action et ses circonstances, l’objet et ses modes, — par des ellipses, prétéritions, des sauts brusques du dialogue dont il laisse au lecteur d’imaginer d’un trait l’intervalle, il a rendu le fugitif et l’instantané de cette vie où se confondent sensation, sentiment, idée, en adapter l’image à l’allure de « nos esprits qui volent, » — our flying minds, — et dont la vision va plus vite que les descriptions et les analyses. Cette méthode a conduit l’auteur de l’Égoïste à des réussites incomparables. Son danger, c’est l’obscurité, et l’on sait que Meredith passe pour obscur. Il le fut pour ses contemporains et ses compatriotes ; il le sera bien davantage aux futures générations anglaises, et, comme le grand Browning, il reste à peu près inaccessible à l’étranger. C’est que l’allusion,