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plus lentes, où la marque de l’effort humain est partout, le monde intérieur de l’âme se soit développé démesurément. On dirait que dans ce pays le sentiment et la volonté, ces puissances que l’homme porte en soi, et qui constituent son caractère et son énergie propres, priment l’intelligence et la sensation, ces élémens les moins personnels de sa personne, et par quoi l’ordre et la diversité du monde viennent se refléter en lui. L’Anglais projette son moi sur ce monde ; il déforme sa vision des choses suivant ses propres tendances ; il ne s’y intéresse que pour se les subordonner, les astreindre à ses fins, ou bien y trouver l’aliment dont va s’augmenter son fonds intime et permanent de croyances, de sentiment et de rêve. Enfermé en lui-même, tourné vers le dedans, son être intérieur est son principal objet. De là son souci de la réalité spirituelle. De là sa religion qui est bien moins un système de rites, lié à une certaine explication dogmatique de l’univers, qu’un appel à la conscience et « qu’une morale traversée d’une certaine espèce d’émotion[1], » — l’émotion du sacré. De là son art, qui superpose son rêve au réel, qui s’adresse à l’âme plutôt qu’aux sens, qui dans le monde visible cherche surtout des signes de l’invisible, des leçons, des symboles, d’émouvantes suggestions. Et de là enfin sa littérature, toute psychologique et moralisante, appliquée tantôt à l’ardente prédication d’un idéal, tantôt à la méditation de la vie, tantôt à l’expression du lyrique ou du pathétique, toujours à l’étude infinie des âmes, de leur vie profonde et plus ou moins solitaire, de leurs lents développemens et de leurs crises.

C’est dans ce sens que l’effort des romanciers s’est orienté de très bonne heure en Angleterre, et qu’un Henry James, un Arnold Bennet, un John Galsworthy continuent de poursuivre leurs recherchés. Tandis qu’en France, avec Gautier, avec Flaubert, avec les Goncourt, avec Alphonse Daudet, avec Maupassant, avec Huysmans, l’art s’efforçait surtout de rendre fortement et finement des sensations, de fixer ce qu’il y a d’unique dans l’apparence de chaque objet, et cela par des choix, des arrangemens de mots qui nous communiquent en même temps une impression de rythme, de rareté, de beauté simple ou complexe, comme en peinture un ton, comme en musique une harmonie valent par leur qualité propre, indépendamment de ce

  1. Mot de Matthew Arnold.