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mit, il n’aurait pas atteint le quartier général de Forbach avant sept heures. Là il n’aurait plus trouvé personne puisque Frossard n’y avait plus reparu depuis cinq heures. L’aurait-il saisi à Stiring ou à Spicheren, avant qu’il se fût engagé sur la route de Sarreguemines ? c’est peu probable. De quel secours alors lui eût-il été ? La nuit tombait, la retraite était commencée. Il aurait pu tout au plus la détourner sur Cadenbronn, mais cette route avait été indiquée par lui à Frossard dès le matin. Lui-même risquait de ne pouvoir regagner son quartier général. La batterie de la XIIIe division prussienne établie à Emersweiller balayait le chemin de fer ; les trains ne circulaient plus ; Bazaine aurait été obligé de gagner Bening par un long détour à cheval ; il ne serait rentré que très tard à son quartier général.

On a expliqué injustement sa conduite par de misérables raisons personnelles. Il était, dit-on, mécontent de la situation dans laquelle on le tenait depuis son entrée à l’armée du Rhin : on lui donne, on lui reprend le commandement ; quand on le lui donne, on agit comme si on ne le lui avait pas donné ; de quelque nom qu’on le décore, il reste un lieutenant subordonné et par-dessus la tête duquel passent les ordres et les décisions ; tout cela l’aurait mal disposé à se montrer actif. De plus, l’antipathie que lui inspiraient, ainsi qu’à la plupart des officiers généraux, les façons hautaines et cassantes de Frossard aurait été un autre motif encore de son abstention. Il aurait dit : « Le maître d’école a voulu avoir sa bataille, il l’a, qu’il se débrouille. » Cette suspicion n’est pas fondée. Certes, Bazaine avait gémi des tergiversations et des reviremens de l’état-major général, mais cela n’avait pas agi sur ses dispositions de soldat. Il avait encore moins sujet de se laisser influencer par une rancune contre le « maître d’école ; » le propos a été inventé. Sans doute, il n’avait pas avec Frossard la même intimité affectueuse qu’avec Le Bœuf, mais une camaraderie cordiale contractée depuis la Crimée rendait leurs rapports courtois. D’ailleurs, un des traits particuliers de cette nature, c’est qu’il ne gardait de rancune contre qui que ce soit. Souvent, en lisant sa correspondance avec l’Empereur, impatienté de la placidité avec laquelle il repoussait d’odieuses accusations, je me suis écrié : « Indigne-toi donc et donne à ton tour un coup de dent ! » La conduite de Bazaine le 6 août s’explique naturellement par les raisons militaires les mieux justifiées.