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surtout celle de l’esprit, n’est pas tout à fait transposable en termes de langage, que l’association logique des mots et des phrases ne correspond point à ce qu’il y a simultanément de total et d’inachevé, de mouvant et de réalisé, de simple et de complexe dans chaque moment du sentiment et de la pensée. Déjà Meredith disait que, pour décrire un paysage, une ligne suffit, — mais il faut la trouver. C’est qu’il s’agit, pour le romancier, bien moins de peindre ce paysage que de l’évoquer, bien moins d’en énumérer le détail que d’en communiquer l’impression, — en général l’impression qu’en reçoit tel personnage du roman, et qui varie suivant sa psychologie. A plus forte raison quand, au lieu de formes et de couleurs, il s’agit de traduire la vie d’une âme, si fugitive et diverse, si riche, même la plus pauvre, en évanescentes nuances. Là les mots préciseraient ce qui n’a point de contour, fixeraient ce qui n’est que devenir. Un seul moyen vaut, et que M. Bergson approuverait : éveiller la sympathie intuitive du lecteur, l’exciter à combler d’un trait d’imagination les lacunes, à y introduire lui-même ce pur élément d’âme, ce flux spirituel qui ne se laisse pas saisir, bref susciter en lui le mouvement intérieur du personnage, — ce mouvement dont l’écrivain peut noter les momens successifs, dessiner la ligne de parcours, mais non pas reproduire l’essence, laquelle est une force à l’œuvre, une puissance en train de passer à l’acte.


Ajoutez que si l’émotion et la passion sont essentiellement des phénomènes intérieurs, cela est plus vrai qu’ailleurs dans les pays du Nord où les réactions des nerfs, leurs décharges par le geste et la parole sont plus rares et plus lentes, — et plus vrai encore en Angleterre où l’éducation, tout appliquée à la culture de la volonté, les disciplines sociales dressent l’homme à ne point se livrer, à réprimer ses impulsions. Un Soames Forsyte, par nature aussi snob et commun que son père, mais qui, lui, fut élève de l’aristocratique Eton, est taciturne parce qu’il juge au-dessous de sa condition sociale, infra dig[1], de, s’exprimer. Cette réticence anglaise, — l’expression est de Kipling,

  1. Infra dignitatem : formule scolaire où s’affirment à la fois la grande vertu et le grand défaut anglais : le stoïcisme et le snobisme.