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passion ou l’action des grands personnages, qu’il préfère suggérer en des évocations fragmentaires, et dont notre imagination, adroitement sollicitée, doit combler les lacunes. Une telle méthode relève d’une conception de l’art que l’on peut opposer à celle qui a prévalu en France. Nos romantiques, nos pseudo-réalistes n’ont jamais oublié tout à fait les leçons de leur rhétorique, les incomparables modèles de développement que la tragédie racinienne nous présente en ses discours alternés. Si la parole naturelle est faite pour exprimer la pensée, on estime généralement chez nous que la parole écrite doit l’exprimer plus complètement et dans un ordre plus parfait ; et de là l’idéal du bien écrire où notre public aime à trouver ses critères pour juger même du dialogue dans un roman ou dans une œuvre dramatique. Les Anglais, moins soucieux de logique, se sont préoccupés surtout de traduire le réel, lequel est complexe et fragmentaire, et dans leur notion du réel ils ont compris le monde si multiple et divers de l’esprit, ce dont ne s’avisait point M. Zola. De là chez leurs romanciers psychologues une certaine idée du dialogue. Dans une conversation, bien des mouvemens de l’âme restent cachés, bien des silences sont expressifs, bien des paroles, en elles-mêmes insignifiantes, s’emplissent d’un sens fort et nouveau parce qu’elles s’animent de la vie des interlocuteurs, et que pour eux quelque chose s’y traduit que ne dit point le dictionnaire. Si nous sommes entrés vraiment dans les âmes des personnages, — et M. Galsworthy, disciple en cela de Meredith, tient tellement à nous y introduire que, plutôt que de raconter et décrire lui-même, il aime à nous montrer les événemens, les paysages et jusqu’aux figures mêmes de son roman dans l’image qui s’en réfléchit en chacune ; — si nous savons la situation, les moindres mots vont suffire à nous suggérer tout de suite, et, comme il arrive dans la vie, ce qu’ils recèlent d’inexprimé.

On voit les avantages du procédé. Il est puissant : la chose entrevue, mystérieuse à demi, parait plus rare, s’enrichit de prestiges d’émotion qui s’évanouiraient à la lumière crue des premiers plans. Il produit l’illusion du réel, où l’ordinaire occupe ce premier plan, où des apparences quelconques couvrent des significations profondes. Enfin, il fait appel à notre intelligence : il nous excite à penser. Ce n’est pas l’auteur, c’est nous qui observons, interprétons. Quel plaisir d’épier les caractères.