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de la compagnie ! Son regard, errant le long des murs, s’arrêta sur un tableau intitulé : Groupe de bateaux de pêche hollandais au coucher du soleil. Il n’y trouva point de plaisir. Il ferma les yeux. Il était seul ! Ah ! il savait bien qu’il n’avait pas le droit de se plaindre, mais tout de même !… Il était un pauvre homme ; il n’avait jamais été qu’un pauvre homme ! Pas de courage ! Ainsi rêvait-il.

Le maître d’hôtel vint mettre le couvert, attentif, en voyant que son maître avait l’air de dormir, à ne point faire de bruit. Cet homme à barbe portait aussi moustaches, ce qui le rendait suspect aux autres membres de la famille, surtout à ceux qui, ayant passé par Eton ou Harrow, se montraient difficiles en fait de style et de tenue. Pouvait-on, vraiment, le considérer comme un maître d’hôtel ? George, qui passait pour le plaisant de la famille, l’appelait « le Méthodiste de l’oncle Jolyon. »

Il allait et venait, admirablement gras, doux dans ses mouvemens, autour du vaste buffet poli, de la vaste table polie.

Le vieux Jolyon le guettait, feignant de dormir. Certainement ce garçon était un faux bonhomme ! — il l’avait toujours pensé. Celui-là se fichait de tout, pourvu qu’il pût bâcler sa besogne et filer chez un agent de pari mutuel ou retrouver quelque femme, ou Dieu sait quoi ! Un flemmard, et gras avec cela, qui se souciait de son maître comme d’une guigne !

Mais alors lui vint, malgré lui, un de ces instans de philosophie qui faisaient la différence entre le vieux Jolyon et les autres Forsyte.

Après tout, pourquoi l’homme sentirait-il quelque chose pour son maître ? On ne le payait pas pour sentir, et dans ce monde il ne faut pas s’attendre à de l’affection si on ne la paye pas. Ça serait peut-être différent dans un autre monde. Il n’en savait rien. Il ne pouvait pas dire… Et de nouveau il ferma les yeux.

Impassible et circonspect, le maître d’hôtel continuait ses travaux, prenant les verres, les couteaux, les fourchettes dans les divers compartimens du grand buffet. Il s’arrangeait pour tourner toujours le dos au vieux Jolyon, comme pour atténuer l’inconvenance qu’il sentait à mettre la table en présence de son maître. De temps en temps il soufflait sur l’argent d’un couvert, et puis l’essuyait avec une peau. Il avait l’air de méditer la quantité de vin contenue dans les carafes, qu’il portait minutieusement, en les tenant hautes, près de sa barbe qui semblait les protéger. Quand il eut fini, il se tint tranquille pendant plus d’une minute, regardant de côté son maître ; et dans ses yeux verdâtres passa un regard de dédain.

Au bout du compte, ce patron-là n’était qu’un vieux coco à peu près fini !…

D’un pas feutré de matou, il traversa la chambre pour toucher le bouton de la sonnette. Les ordres étaient : dîner à sept heures. Tant pis si son maître dormait ! Il le ferait vite sortir de son sommeil. Il y avait la nuit pour dormir ! Et puis, lui-même il avait autre chose à faire : son cercle où ou l’attendait à huit heures et demie !

Au coup de sonnette un petit groom apparut, portant une soupière d’argent. Le maître d’hôtel la lui prit des mains et la plaça sur la table ; puis allant se placer droit contre la porte ouverte, comme pour annoncer des invités, il articula d’une voix solennelle : « Le dîner de Monsieur est servi ! »