Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/323

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les paysages, l’amour, la mort, la nature ne servent qu’à suggérer ironiquement, par le contraste des puissances éternelles, ce qu’il y a de limité, de particulier, de local dans le type décrit et les idées qui le gouvernent. L’essentiel dans le Propriétaire, c’est l’histoire naturelle des Forsyte, d’une famille qui présente en ses diverses générations les vertus et les défauts propres de la grande bourgeoisie citadine de l’Angleterre au dernier siècle (et quelques-unes de ces caractéristiques la distinguent profondément de l’espèce française équivalente) : l’énergie, l’invincible vitalité, l’instinct et le culte de la santé, l’orgueil taciturne, la secrète volonté de se garder, l’égotisme irréductible, la passion de la propriété, la tendance à tout apprécier en termes d’argent, le mépris professé des idées, l’individualisme jaloux, et cependant le respect superstitieux des conventions, l’hostilité à tout ce qui s’écarte du modèle prescrit et reconnu. Le vrai sujet, c’est James Forsyte, c’est Jolyon Forsyte, c’est Swithin Forsyte, c’est Roger, Nicholas et Timothy Forsyte, leurs sœurs, leurs femmes, leurs enfans, leurs neveux, chacun présentant une certaine variante du type général des Forsyte, c’est-à-dire de la gentry professionnelle anglaise. Le livre n’est que la suite des tableaux où cette famille se manifeste comme être collectif, où ses individus apparaissent dans les situations principales de la vie humaine, dans les situations particulières d’une vie d’Anglais et de bourgeois. Les titres mêmes des chapitres : — Le vieux Jolyon reçoit, — Dîner chez Swithin, — Le vieux Jolyon à l’Opéra, — Promenade avec Swithin, — Mort de tante Anne, — Bal chez Roger, — Soirée à Richmond Park, — nous indiquent assez le point de vue de l’auteur, qui est celui de l’observation méthodique. Quand vous avez lu le roman, vous avez vu Soames en train de soupçonner et de surveiller sa femme, de décider, dans un si profond secret de convoitise et de prudence, une opération d’importance suprême pour un Forsyte : l’achat d’une propriété, — de défendre sa bourse, d’intenter un procès d’argent à l’homme détesté qui est intervenu dans son ménage, de répondre, — sous quel masque d’impassibilité, avec quelle maîtrise de soi, quel laconisme hautain et calculé ! — au questionnaire insidieux que lui fait subir l’avocat de l’adversaire. Vous avez vu Swithin, ce puissant et fruste célibataire de soixante-quinze ans, orgueilleux de sa cave, de ses chevaux et de ses cigares, et que menace l’apoplexie, méditer