Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il n’est pas allé jusqu’à Botticelli, et il se méfie de Turner. Et c’est ensuite son profond sentiment anglais de la nature, le rêve où peut le jeter une figure de jeune femme, une mélodie tendre, un chant d’oiseau, la lune derrière les peupliers, une nuit d’étoiles, dont l’émotion se traduit chez lui par du silence ou par ce mot prononcé à voix basse : « Quels insectes nous sommes ! » — tout cela plus ou moins mal exprimé par la naïveté un peu pompeuse de ses tentatives poétiques de jeunesse, dont il n’a confié le secret à personne. Ainsi, graduellement, par le nombre des petits traits choisis qui tous manifestent quelque chose de la même qualité fondamentale, sa figure achève de se réaliser. Nous apprenons sa façon de s’habiller, le style un peu suranné de son service sur la pelouse de cricket, qu’il fréquente encore avec ses petits-fils, l’espèce de thé qu’il préfère, son attitude devant les pauvres. Nous le voyons dans son bureau, dans la nursery des bébés où il est heureux, à l’église où il va régulièrement, par sentiment de décorum et de discipline sociale, au cimetière où il s’oublie, tête baissée, devant la tombe ouverte d’un ami d’enfance, méditant la mort qui s’approche pour lui, et quand nous arrivons à la dernière page, nous le connaissons tout entier. Il nous apparaît comme l’un des rares exemplaires tout à fait réussis d’une espèce, comme le fils accompli d’un siècle qui fut celui de Tennyson et de Thackeray, que la génération présente, plus critique, peut railler pour son illogisme et ses timidités intellectuelles, mais qu’elle peut aussi regretter quand elle sent sa propre faiblesse et ses inquiétudes, et qu’elle mesure l’effort qu’il lui faut faire pour s’adapter moralement et socialement aux conditions du monde nouveau : un siècle entre deux âges, où l’Angleterre continuait ingénument et paradoxalement de vivre en des formes construites aux époques de foi et d’autorité, sans se douter que ces formes étaient condamnées, — ses hommes encore sains, encore tranquilles « à l’ombre du vieil arbre dont les racines étaient coupées. »

Dans les grands romans, les figures se mettent en mouvement, mais leur détail reste infini. Le drame, en général rejeté au second plan, n’est là que pour les obliger à se révéler complètement, à se présenter sous toutes leurs faces, dans tous les gestes possibles de la vie, avec, toujours, le courant intérieur de rêve et de sentiment dont le rythme est aussi propre à chacun que sa démarche ou le ton de sa voix. Les événemens pathétiques,