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différentes résolutions que nous avions adoptées ; elle les sanctionna. Puis, nous recommençâmes la discussion interrompue sur la convocation des Chambres. L’Impératrice était visiblement de mon avis et de celui de Chevandier, mais, à une grande majorité, le Conseil décida que les Chambres seraient convoquées. Je m’efforçai alors de retarder le plus possible la date, dans l’espérance que quelque nouvelle meilleure changerait la situation. Le jour fixé fut le jeudi 11.

Trochu sortit du silence dans lequel il s’était renfermé. Il demanda avec emphase à l’Impératrice si elle pouvait affirmer avoir toujours communiqué toutes les nouvelles venues de l’armée ? — « Sans aucun doute, répondit-elle. — Alors il faudrait le dire dans une proclamation. » On le lui concéda. Néanmoins, il se lança dans un débordement intarissable de paroles incohérentes et acrimonieuses sur les nouvelles, sur la nécessité d’en donner, sur l’exaspération que causait le silence du gouvernement. Ses admirateurs l’écoutaient avec consternation. Moins patient, comme il ne paraissait pas disposé à s’arrêter, je me tournai vers lui et d’un ton péremptoire : « Assez péroré, général ! Aux affaires ! » Je pris la plume et nous terminâmes la séance par la rédaction d’une proclamation[1].

  1. On a raconté qu’Haussmann, en revenant de voyage, apercevant des lumières rue de Rivoli, serait monté, n’aurait trouvé personne à la porte du Conseil, y serait entré. L’Impératrice, le remerciant, l’invite à assister à la délibération. Tout le monde est effaré : lui seul, lucide, indique la véritable solution : « Il faut séance tenante proclamer l’état de siège. S’il n’y a pas assez de troupes, il faut faire venir celles restant encore en Algérie et les régimens d’infanterie de marine qui sont dans nos ports. Il faut faire une proclamation annonçant ces mesures. L’autorité, le bon sens pratique des avis de M. Haussmann font impression : les ministres se calment, retrouvent le sang-froid, admettent ses propositions, et l’Impératrice lui demande de rédiger la proclamation. Il se met à l’angle d’une table et écrit. » Ce récit est d’un bout à l’autre un impudent mensonge, mentiris impudentissime. Même à ce moment, on n’entrait pas au Conseil comme dans une gare. Il y avait un huissier qui annonçait les arrivans, et n’arrivaient que ceux qui avaient été formellement convoqués... Si Haussmann, qui depuis sa destitution était l’ennemi déclare des ministres, eût été annoncé, on l’eût éconduit. Et si l’Impératrice avait commis l’inconvenance, dont elle était incapable, de l’engager à siéger avec nous, nous nous serions tous levés et aurions quitté la salle. Le mensonge est aussi bête qu’impudent : les mesures qu’aurait conseillées Haussmann et fait adopter grâce à son autorité (état de siège, rappel des troupes) avaient déjà été prises avant l’arrivée de l’Impératrice, sans débat et sans difficulté. Quant à la proclamation, elle fut composée par nous tous, moi tenant la plume. Imaginer que j’aurais permis à qui que ce soit, surtout à un homme comme Haussmann. notre ennemi, qui ne savait pas écrire (ses Mémoires en font preuve), de rédiger un acte ministériel devant moi, c’est ne pas avoir le moindre sentiment de ce que j’étais et manquer de sens commun.