Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/257

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

allumer des feux pour faire des soupes ; alors ils se couchaient sans manger, mouillés jusqu’aux os, sur le terrain détrempé. Leur fatigue excédait les forces humaines. Les hommes de Frossard n’avaient plus ni leurs objets de campement, ni leurs ustensiles, ni leurs marmites, ni leurs tentes perdues à Forbach.

Toutes les misères de cette saison pluvieuse, contre laquelle aucune sollicitude ne pouvait rien, étaient aggravées par la difficulté d’assurer des vivres aux troupes dont le biscuit était réduit en pâtée. L’intendance abondait d’approvisionnemens et, dans leur répartition, se montrait aussi intelligente que dévouée, mais les changemens perpétuels et surtout imprévus dans les emplacemens désignés aux troupes, au milieu de l’entassement effroyable d’impedimenta, dérangeaient toutes ses prévisions et créaient un dénuement provisoire à peu de distance d’un lieu où était la plénitude. Comment un intendant ne perdrait-il pas la tète quand il reçoit le même jour de telles dépêches : Le matin : — « Gardez à Nancy tout ce que vous avez. » A midi : — «. Dirigez sur Metz tout ce que vous avez. » Le soir : — « N’expédiez rien sur Metz, au contraire... » Enfin dans la nuit : — « Considérez comme nul le dernier télégramme : dirigez sur Metz tout ce que vous avez. »

Montaudon a décrit le misérable état de cette vaillante armée : « Je viens de voir résoudre, sous mes yeux et aux yeux de tous, un problème bien surprenant, quand on considère l’armée française, qui, animée du feu sacré, ne demandait qu’à bien faire et à se montrer à la hauteur de celles des autres époques. Eh bien ! on a eu le plus funeste talent de la faire battre par petits paquets ; puis, en présence d’un échec très réparable, le haut commandement s’est pris d’une folle terreur que rien n’a pu maîtriser, et il va à l’aventure. Notre pauvre armée, depuis son départ de Paris, ne fait que s’user sur les routes par des marches et contremarches aussi inutiles qu’inopportunes ; toujours en éveil, elle mange peu et dort moins encore. Des fatigues sans raison et sans but, voilà comment on mène les troupes à l’ouverture d’une campagne qui sera longue et difficile. Comme c’est fâcheux pour le pays d’avoir à la tête de l’armée des chefs aussi peu expérimentés et aussi peu capables de faire mouvoir avec intelligence de grosses masses ! En général, le soldat bien conduit, bien entraîné, fait et fera bien son devoir ; mais, pour le moment, qu’attendre de lui ? Il est