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défaillance ; c’est en Lorraine et en Alsace qu’il faut couvrir Paris. On avait en avant Bazaine, Ladmirault, la Garde, les réserves générales de cavalerie et d’artillerie : qu’on les concentre à Saint-Avold et qu’on recueille Frossard ; on disposera ainsi de 135 000 hommes, et, en pressant le mouvement commencé du 6e corps d’armée vers Metz, d’une réserve de 50 000 hommes en arrière sous Canrobert. Que ne pouvait-on tenter avec de pareilles forces ? Il était impossible que les deux premières armées prussiennes avancées avec tant de précipitation ne fussent pas décousues ; on devait les aborder avant qu’elles ne pussent se serrer et surtout avant que la IIIe armée, engagée dans les Vosges, ne put accourir à leur secours. Une vigoureuse offensive laissait seule la chance de relever les affaires : tentons-la.

D’instinct, le major général proposait la seule conduite qui, vu l’état des forces ennemies, eût pu nous sauver. Certainement le plan était audacieux, car « lorsqu’une armée a éprouvé des défaites, la manière de réunir ses détachemens ou ses secours et de prendre l’offensive est l’opération la plus délicate de la guerre, celle qui exige le plus, de la part du général, la profonde connaissance des principes de l’art[1]. » Néanmoins, il n’y avait pas d’autre moyen de nous relever et, s’il n’eût pas réussi, il eût donné à notre chute quelque chose de grandiose. Le prince Napoléon, qui avait d’abord approuvé la retraite sur Châlons, se rangea à l’avis de Le Bœuf. Quoiqu’il le détestât depuis sa mission à Venise où il ne l’avait pas trouvé assez italien, il m’a souvent répété depuis : « C’était une idée digne de Napoléon Ier. »

Seul, l’Empereur ne fut pas convaincu. Raisonnemens, supplications, tout fut inutile. Il multipliait les objections : « Il est bien difficile de donner des instructions tout de suite. — Il n’y a qu’une instruction à donner. Sire, et elle est bien simple : marcher en avant, se jeter sur l’ennemi dès qu’on le rencontrera sans se préoccuper de son nombre. » Vers onze heures, l’Empereur se lève et dit : « Messieurs, à demain. » Le Bœuf, désolé, dit au Prince : « Vous devriez tenter un dernier effort. — Non, c’est à vous, qui êtes major général, de recommencer. » Le Bœuf réfléchit un instant, puis il retourne auprès de l’Empereur déjà retiré dans sa chambre. Il en sortait bientôt, levant les bras au ciel avec consternation : « Impossible de rien obtenir ! — Allons

  1. Napoléon Ier, Œuvres, t. II, p. 302.