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d’attente pour assurer le tir ; au commandement de : Feu ! une seule détonation ébranla la forêt. Les cinq corps s’affaissèrent sur le sol. On acheva ceux qui remuaient encore, et ce fut French, soldat de la Reconquête, qui déchargea son arme dans la tempe du Reconquistador.

Sur l’ordre de Castelli, les cadavres furent portés à la Cruz Alta et enterrés près de l’église. Ils furent exhumés en 1861, à la demande du gouvernement espagnol. N’ayant pu identifier les restes, on les transporta tous à Cadix, où, après avoir reçu les plus grands honneurs militaires, ils reposent dans le Panthéon des marins illustres.

Ce n’est ici ni le lieu ni le moment de juger l’acte de la Junte. La sentence équitable, croyons-nous, pourrait se résumer en une phrase : à cette heure critique, la Junte n’avait le choix qu’entre le sacrifice de chefs royalistes et son propre suicide. Elle ne se sentit pas assez forte pour se montrer clémente. L’histoire ne l’a pas condamnée. Les générations argentines, qui recueillent aujourd’hui les fruits glorieux de l’arbre planté par leurs pères, se rendent compte des obligations auxquelles ils ont obéi, si dures qu’elles aient été quelquefois. Mais cette reconnaissance, qui n’est au fond que de la justice, les Argentins, dans la générosité de leur âme, la devaient aussi à Liniers, tombé victime de sa foi monarchique, fidèle au serment de loyauté qui pour lui représentait le premier, le plus sacré des devoirs. Ils ne pouvaient pas oublier toujours que Liniers avait repoussé l’invasion anglaise de leur territoire et les avait conduits jusqu’au seuil de l’indépendance. Aujourd’hui donc, la justice a commencé et plus que commencé de se faire jour pour lui, puisque le premier de leurs historiens, au cours d’une polémique que nous nous honorons d’avoir provoquée, a inscrit d’avance cette noble épitaphe sur le monument futur de Liniers : Gloire au héron de la Reconquête et de la Défense. Sur sa tombe honorée, Espagnols et Argentins peuvent s’embrasser fraternellement en célébrant la mémoire d’un fils de la France héroïque ! Ces grandes paroles du général Mitre, du plus illustre des Argentins, font plus qu’annoncer la glorification du héros : elles l’accomplissent.


PAUL GROUSSAC.