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faisait déployer sa légion en ordre de bataille et intimait aux Espagnols l’ordre de mettre bas les armes et de se dissoudre. Tout le monde obéit. Le soir même, Alzaga et ses complices municipaux étaient embarqués pour le préside de Patagones. Ils n’y devaient pas rester longtemps. Quelques jours après, Elio envoyait une frégate qui n’eut pas de peine à se saisir des prisonniers, malgré la faible résistance de la garnison. Ramenés à Montevideo, ils y reprirent leurs menées « patriotiques, » multipliant les calomnies contre Liniers, le dénonçant au gouvernement de Madrid, profitant de l’invasion française en Espagne pour soulever l’opinion contre le malheureux vice-roi, dont le vrai crime consistait à être le compatriote de ceux qui là-bas déchiraient le drapeau qu’il soutenait ici.

Les accusations personnelles portées contre Liniers étaient absurdes, mais non, il faut l’avouer, les raisons invoquées alors contre la présence d’un Français à la tête d’une colonie espagnole. L’Audience elle-même, qui n’avait pas cessé de défendre le vice-roi contre ses ennemis, fut amenée à déclarer à la Junte de Séville que « le seul moyen d’ôter tout prétexte aux factieux de désordre était de substituer à Liniers un mandataire espagnol. » Celui-ci, qui ne se dissimulait aucune des difficultés insurmontables de sa position, sentait un immense découragement. Tout tournait contre lui. Son frère venait de mourir dans ses bras ; sa fille la plus chère manquait à son foyer ; ses compagnons d’armes le fuyaient ou l’attaquaient. Il n’était pas jusqu’à sa gloire d’hier qui ne lui devint ennemie : ce titre de « comte de Buenos-Ayres, » qui lui était parvenu en mai 1909, était matière à chicane de la part du Cabildo, furieux d’être oublié. Ceux mêmes qui lui restaient fidèles, ces créoles ardens qui l’acclamaient, il savait bien n’être pas ce qu’ils voyaient en lui. Ces « patriotes, » comme ils se désignaient déjà dans leurs conciliabules, suivaient sur la carte d’Espagne le progrès des armées françaises, attendant la journée décisive qui les délierait de toute attache au vieux régime sans les lier au nouveau. Alors se produirait la rupture avec ces derniers amis, devenus à leur tour ennemis, car le serment de général et de vice-roi qu’il avait prêté au roi d’Espagne, aucune déroute, aucune déchéance dynastique ne pouvaient l’en relever. Et à travers tout cela, suprême angoisse ! il se sentait Français, et il lui fallait annoncer comme une catastrophe la victoire de