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gagner Montevideo à cheval, sans autre bagage qu’une valise, — la valise aux documens, qui devait jouer un si grand rôle dans l’affaire, et un si mauvais tour à son porteur. Le gouverneur de Montevideo, que Liniers avait placé là, n’était autre que ce colonel Elio, bourru malfaisant, qui n’avait du Navarrais que l’entêtement et la lourdeur avant que l’invasion des Français en Espagne le frappât de délire gallophobe. Encore ignorant des dernières volte-faces politiques, il ne reçut pas trop mal Sassenay ; mais sur une allusion de celui-ci à un changement dynastique, Elio éclata en de telles vociférations, que l’envoyé jugea prudent de s’esquiver. Il se mit en route pour la Colonia, où il arriva le lendemain, sous l’escorte d’un capitaine Igarzabal. Il y trouva l’enseigne Louis de Liniers avec la patache Belen qu’envoyait le vice-roi prévenu par courrier extraordinaire : la barque était adressée à l’émissaire, le fils à l’ami. Quand le marquis de Sassenay, le 13 août à midi, sautait sur le môle de Buenos-Ayres, avec la joie instinctive du voyageur qui foule après des années un pays connu, il ne se doutait guère qu’il en repartirait le jour suivant, repoussé comme un hôte suspect et dangereux.

S’il eût débarqué quelques jours auparavant, la population tout entière aurait porté en triomphe l’envoyé de Napoléon. D’après les dernières nouvelles, la proclamation de Fernand VII était contremandée. On en était à la rentrée en scène de Charles IV, qui reprenait le pouvoir sous l’égide encore vénérée de l’Empereur, avec Murat comme lieutenant général du royaume. Les premiers soulèvemens consécutifs au 2 mai n’étaient que les menées de quelques ambitieux et fauteurs de désordre, intéressés à troubler les relations fraternelles des deux pays : telle était, au commencement d’août, la note dominante à Buenos-Ayres, écho fidèle de celle de Madrid au commencement de mai. Mais, depuis lors, le temps avait marché. Une lettre de Périchon reçue le 5, et qui annonçait un envoi d’armes, comme témoignage impérial de sympathie et de sollicitude, ne pouvait qu’accentuer ces belles dispositions. L’arrivée de Sassenay, transmise au vice-roi par courrier extraordinaire, porta à son comble la joie publique ; deux nuits de suite. Espagnols et créoles rivalisèrent d’enthousiasme ; des manifestations s’organisèrent, illuminations, musiques, promenades au flambeaux, aux cris mille fois répétés de : Vive Napoléon !