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correspondante, en balayant devant soi toutes les résistances jusqu’à ce qu’elle parvint en vue du fleuve, où tous les corps se reformeraient pour converger à la Plaza Mayor.

On n’essaiera pas de décrire l’exécution de ce plan stratégique : même ceux qui connaissent Buenos-Ayres ne s’y retrouveraient qu’en ayant une carte sous les yeux. Mieux vaut sauter d’emblée au dénouement. Il fut terrible. Chaque colonne, postée de la veille à l’entrée de la rue qu’elle devait parcourir, se mit en mouvement à trois heures du matin, qui est, en hiver, la nuit noire. Sauf pour les deux colonnes extrêmes, qui purent se développer à l’aise et s’emparer, au Sud, de l’hôpital dit la Résidencia, au Nord de la Plaza de Toros, que Gutierrez de la Concha défendit vainement, toutes les autres subirent un sort égal. D’abord, protégé par les ténèbres, chaque bataillon s’engagea sans encombre dans la rue droite aux maisons basses. Mais, à mesure qu’on approchait du centre, et l’aube venue, chaque terrasse à parapet devenait un poste armé, du haut duquel miliciens ou bourgeois fusillaient les soldats par derrière. Bientôt, la colonne décimée devait chercher asile dans une église, où, assaillie et cernée par les troupes urbaines, elle mettait bas les armes : c’est ainsi que se rendirent, entre autres, le major Vandeleur au couvent de la Merced, devant l’intimation personnelle de Liniers, et aussi le bataillon Duff, réduit de 225 hommes à une centaine, rank and file, dans l’église de San Miguel où il s’était réfugié. Du côté opposé, la brigade Craufurd, la fleur de l’armée, comme la désignent les rapports, the flower of the army, sema de cadavres le quartier du Sud. Le colonel Pack, qui commandait l’aile gauche, forte de 600 hommes, a laissé un tableau frappant de cette marche à la mort, dans le silence funèbre et la pâleur livide de l’aube d’hiver : « J’allais, conclut-il devant la Cour martiale, poursuivi par l’obsession que nous avions tenté une lutte impossible, la plus inégale peut-être qui fut jamais... » Il erra ainsi pendant des heures, perdant quelques hommes à chaque pas. Vers midi, démoralisé, — et certes, il avait l’âme bien trempée, l’inébranlable brigadier de la Haie-Sainte ! — en remontant la rue de l’actuelle Université, une formidable décharge, d’un ennemi insaisissable, comme il le dit (unassailable), renversa la moitié de son monde : c’étaient les patrices de Saavedra et Viamont qui, à l’affût dans les maisons du voisinage, avaient choisi le bon moment. En reculant vers le fleuve,