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Le combat avait été meurtrier : les pertes des Anglais dépassaient 300 hommes, 3 officiers morts et 8 blessés, entre autres le lieutenant-colonel Pack, commandant du 71e highlanders ; Liniers eut 200 hommes hors de combat, sans compter les volontaires du dernier moment qui ne figuraient sur aucun rôle. Les soldats prisonniers furent éparpillés dans les provinces, où presque tous s’établirent et firent souche d’Argentins. Les chefs et officiers, d’abord prisonniers sur parole, furent confinés à l’intérieur quand l’annonce d’une seconde invasion rendit leur liberté dangereuse. Beresford et Pack y virent le droit de s’évader. Beresford refusa de prendre part à la seconde invasion de Buenos-Ayres ; Pack, moins scrupuleux, y revint à la tête d’un régiment. Ceci faillit priver l’armée anglaise à Waterloo d’un de ses plus solides brigadiers : retombé prisonnier, il ne dut qu’à l’énergique intervention de Liniers d’échapper à la populace furieuse, qui voulait le pendre pour sa forfaiture.

Ainsi fut reconquise sur les Anglais, par un brillant fait d’armes, la ville dont ils s’étaient, quelques semaines auparavant, emparés par surprise. Ce n’est pas une vaine phrase de dire que cette défaite, où un cinquième des leurs tombèrent vaillamment, les honore, plus qu’une victoire indisputée, et qu’ils eurent plus de mérite dans cette défense de Buenos-Ayres qu’ils n’en avaient eu à le gagner. Ce n’est donc pas à tort que les Argentins font partir de la « Reconquête, » ainsi qu’ils la désignent tout court, leurs fastes historiques. Il y eut là, en effet, comme une « conception » invisible mais réelle de la nationalité future, qui, après quatre ans de gestation, allait venir au jour. Quant au héros de la journée libératrice, ce fut pour lui l’heure rayonnante et unique, que d’autres purent, selon le mot de Vauvenargues, dépasser en éclat mais non pas en douceur. Bientôt viendront à Liniers, avant la catastrophe, les grades, les titres de Castille, la vice-royauté, tous les honneurs ; mais rien ne vaudra le premier baiser de la gloire, que résume ce surnom claironnant de Reconquistador, jailli du cœur d’un peuple entier en une effusion de reconnaissance et de virile tendresse.