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Buenos-Ayres fut décidée. On traversa donc, de l’Est à l’Ouest, le large estuaire jusqu’à Ensenada, où se trouvait Liniers. L’éveil étant donné par la batterie de terre, les envahisseurs se rapprochèrent de Buenos-Ayres pour débarquer, dans la soirée du 25, sur la place de Quilmes, à trois lieues de la capitale, sans que le moindre indice de résistance ou d’alarme vint gêner l’opération. Le lendemain, à l’aube, Beresford rangea ses 1 600 hommes en bataille, disposa son artillerie sur les flancs et à l’arrière-garde ; puis, résolument, se mit en marche vers cet Eldorado du négrier Wayne, dont il ignorait tout, population, état d’esprit, moyens de défense, — sauf que la place était bonne à prendre comme butin de guerre et meilleure à garder comme colonie de rapport.

Buenos-Ayres n’était alors qu’un grand village colonial, inférieur par l’étendue à d’autres capitales de l’Amérique espagnole qui, aujourd’hui, tiendraient à l’aise dans un de ses faubourgs. Le groupe des îlôts bâtis dessinait un vague triangle isocèle, plus large que haut, dont la base, sur un parcours d’un kilomètre et demi, s’allongeait du Nord au Sud en bordure du fleuve. On en connaît le tracé en damier, à cases carrées de 120 mètres, que séparent les rues étroites, tirées au cordeau, se coupant à angles droits, invariablement orientées Est-Ouest, Nord-Sud, suivant ce moule uniforme, prescrit par le Code des Indes (qu’on aura tant de peine à briser) et dont le rigide Escurial semble réaliser l’idéal artistique. Le Fort, avec la résidence du vice-roi, occupait la case médiane sur le Rio, là même où s’élève le palais du gouvernement ; le carré contigu formait la Plaza Mayor, avec l’Hôtel de Ville à l’Ouest et, au Nord, la Cathédrale. Quelques clochers d’églises et de couvens, points stratégiques des prochains combats des rues, rompaient çà et là l’uniforme entassement des maisons basses. Pas une avenue, pas une tache verte sur les deux ou trois places : seuls les larges patios moresques laissaient déborder de leurs galeries à colonnades quelques plantes grimpantes ou arbustes en fleurs. Autour des quartiers bourgeois, le quadrillage continuait, marquant des cuadras à moitié vides, des vergers enclos d’aloès, surtout des terrains vagues encombrés de ranches en torchis où grouillait la populace de couleur ; maraîchers, colporteurs, charroyeurs, manouvriers, tous esclaves ou affranchis d’hier, ceux-ci moins gais que ceux-là et ayant gardé le pli sinon le regret de