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par ses nouveaux liens de famille, il semble avoir hésité sur l’orientation définitive de sa vie. La mort prématurée de sa jeune femme, qui lui laissait un fils, décida de sa destinée. La solitude de l’Océan lui apparut comme un refuge à la solitude du cœur : en 1788, il fut destiné sur sa demande à la station du Rio de la Plata. La chute de la royauté en France et le bouleversement du pays n’étaient pas faits pour l’y rappeler. Un second mariage avec la fille du riche facteur de la Compagnie des Philippines, Don Martin de Sarratea, acheva de le fixer dans la contrée. Il y végétait, comme chef de l’escadrille de Montevideo, quand le grade de capitaine de vaisseau, qu’il reçut en 1769, sembla marquer le plus haut échelon de sa carrière.

Quelques années après, pour subvenir à ses charges de famille, il obtenait du vice-roi Del Pino le gouvernement provisoire des Missions. Il partit avec femme et enfans pour la province jésuitique, où il resta établi deux ans, étudiant les moyens de la rendre à son ancienne prospérité. En 1804, dans un mémoire présenté au Conseil des Indes, après avoir dénoncé certains abus administratifs, il en proposait le redressement énergique. Pour prix de son attitude, il reçut de la cour de Madrid, qu’il avait troublée dans sa quiétude coloniale, au lieu d’une nomination définitive, l’annonce de l’arrivée de son successeur. En regagnant Buenos-Ayres par le Parana, seule route alors praticable, il vit, suprême amertume ! sa dévouée compagne succomber aux privations et aux fatigues du pénible voyage. II confia ses six enfans aux grands-parens Sarratea et reprit son obscur commandement maritime à l’Ensenada ou baie de Barragan, à huit lieues au Sud de Buenos-Ayres. Et c’est là que la gloire tardive vint le chercher pour l’élever au pinacle, et l’en précipiter bientôt par une chute foudroyante et mortelle.

A cinquante ans passés, robuste, fort, avec sa haute taille que l’âge ni le malheur n’avaient courbée, toujours élégant et portant beau, l’ancien officier de Royal-Piémont possédait un don de séduction personnelle dont tous ceux qui l’ont approché, hommes et femmes, courtisans de Versailles et créoles de Buenos-Ayres, compagnons d’armes et généraux ennemis, ont subi le charme irrésistible. Joignant à une folle bravoure une sorte de candeur virile faite de droiture et de bonté, il laissait voir, à défaut d’ambition définie, comme un pressentiment de