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illusion d’être, nous, toujours les mêmes. Et les mots de Baudelaire tintent mélancoliquement dans ma mémoire : une ville change plus vite que notre cœur.


… Mais quoi ? Vais-je au stérile regret du passé ? Ce n’est pas notre manière, n’est-il pas vrai, chère Françoise, à vous ni à moi ? Vivre, c’est voir mourir des jours ; qu’importe si chaque jour aussi est une naissance, — un recommencement ?… Recommençons donc, pour Georges et Sylvie, l’effort que nous fîmes naguère pour Maxime et Françoise. Et peut-être, dans dix autres années, le souvenir d’avoir aidé leur jeune tendresse fera-t-il de la lumière à travers notre passé…

J’ai promis de sonder les intentions de M. de Lespinat, qui me marque une aimable confiance. J’ai promis, dès mon retour à Paris, de converser avec le docteur Bertrand-Tasqué. J’ai promis de plaider la cause des fiançailles à long terme, la cause des mariages d’inclination, la cause de l’amour… Ah ! je puis dire adieu à toute sérénité, pour quelques mois ! Mais, en récompense, j’ai pris part ce matin, dans la bibliothèque d’Ambleuse, à une scène digne de Jean-Jacques : Georges et Sylvie serrés contre moi, heureux et fous, riant et pleurant.

Car depuis Jean-Jacques, on a heureusement ajouté un peu de rire aux larmes de l’émotion heureuse.


LETTRE VI


Ambleuse, 19 septembre.

Ceci est ma dernière lettre datée d’Ambleuse, ma chère Françoise : je quitte demain l’exquise vieille maison et mes hôtes charmans. On m’écrit de Gascogne qu’on a fini de rincer les cuves, et d’exposer à l’air les comportes pleines d’eau, pour faire gonfler le bois des douves qu’a disjointes la chaleur de l’été. Les grappes du Sémillon, du Sauvignon, du Jurançon commencent à montrer çà et là, sur l’opale de leurs raisins, les tavelures mauves de la pourriture noble (ainsi disent les vignerons). Or, la pourriture noble des grappes signifie : « Nous