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délivrés du service des seigneurs, et des rois, et de Dieu, hourrah ! hourrah !

HENRI (à une jeune fille). — C’est une joie de te voir si rose et si gaie !

LA JEUNE FILLE. — Assez longtemps on l’a attendu, ce jour-ci ! — J’ai lavé les assiettes, frotté les cuillers avec un torchon, sans jamais entendre une bonne parole. — Il estREMIER emps qu’aujourd’hui je mange à ma guise, et que je danse moi-même autant que je voudrai ! Hourrah !

HENRI. — Danse et amuse-toi, citoyenne ! (A son guide.) Allons plus loin !

LE JUIF. — Là-bas, sous ce chêne, siège le club des laquais.

HENRI. — Approchons-nous !

PREMIER LAQUAIS. — Moi, je suis tranquille ! J’ai déjà tué mon ancien maître.

SECOND LAQUAIS. — Et moi, j’en suis encore à chercher mon baron pour lui régler son compte ! A ta santé !

UN VALET DE CHAMBRE. — Citoyens, courbés sur nos besognes dans la sueur et la honte, cirant les bottes, brossant les habits, nous avons pris conscience de nos droits souverains. A la santé du club entier !

LE CHŒUR DES LAQUAIS. — Des antichambres, nos prisons à nous, nous nous sommes échappés d’un commun élan. Vivat !

HENRI (à son guide). — Mais que sont ces voix plus dures et sauvages, que j’entends sortir de ce fourré, à notre gauche ?

LE JUIF. — Excellence, c’est le chœur des bouchers !

LE CHŒUR DES BOUCHERS. — La hache et le couteau, ce sont nos armes ; l’égorgement, c’est notre vie. Il nous est indifférent d’avoir à égorger des bœufs, ou des seigneurs. Celui qui nous appelle, celui-là nous a. Pour les seigneurs, nous abattrons les bœufs ; pour le peuple, nous abattrons les seigneurs.

HENRI. — Ceux-là me plaisent. Au moins, ils ne font mention ni d’honneur, ni de philosophie ! (A une femme qui s’approche.) Bonsoir, madame !

LE JUIF (tout bas). — Excellence, il faut dire : citoyenne !

LA FEMME. — Que signifie ce titre ? D’où sors-tu donc ? Tu pues le vieux monde !

HENRI. — Excusez-moi, citoyenne, la langue m’a fourché !

LA FEMME. — Je suis libre comme toi, je suis émancipée ; et aux hommes, en récompense des droits qu’ils m’ont rendus, je distribue mon amour.

HENRI. — Et eux, en échange, ils te donnent ces bagues et ce collier d’améthystes ?.

LA FEMME. — Non, ces menues babioles, je me les suis fait offrir avant ma délivrance, par mon mari, mon ennemi, le tyran qui me retenait en captivité !

HENRI. — Citoyenne, je vous souhaite bien du plaisir ! (A son guide, en s’éloignant.) Et quel est donc cet étrange militaire, appuyé sur un sabre à deux tranchans, avec une tête de mort sur son képi, une autre sur la poitrine ! Ne serait-ce pas l’illustre Blanchetti, cet homme qui, aujourd’hui, fait le métier de condottière des peuples, comme autrefois ses ancêtres étaient condottières des princes ?