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fidèle et que l’homme ne l’est pas naturellement. Il peut l’être « par reconnaissance ; » il peut l’être par « affinité élective ; » il ne l’est pas par décret de la nature. Il y a même une sorte d’ « antinomie naturelle » chez l’homme entre l’amour, qui est chez lui désir de conquête, et la fidélité, qui est désir d’esclavage. Voilà des conséquences bien déshonnêtes. Oui ; mais ce qui fait que l’amour d’un homme pour une femme peut être éternel, c’est que « le désir subtil et jaloux » et la jalousie subtile et raffinée « de l’homme » fait qu’il « s’avoue rarement et s’avoue tardivement, « recule toujours à s’avouer qu’il a pleine possession de celle qu’il aime. Il croit toujours, — et il a bien raison de le croire, — que quelque chose d’elle lui échappe. La femme est une conquête de l’homme, mais une conquête qui n’est jamais faite. Comme, dans le domaine de la connaissance, apprendre nous montre de plus en plus l’étendue de notre ignorance, il se peut que conquérir une femme nous montre de plus en plus, à mesure qu’on la conquiert, combien il nous reste à la conquérir, et la fidélité résulte alors du désir de possession même, c’est-à-dire de ce qui devait pousser à être infidèle.

Je ne suis pas sûr ici de bien interpréter, la page étant un peu obscure ; mais Nietzsche sait son métier ; c’est lui qui a dit quelque part, à peu près, car ici je cite de mémoire : « Clair, mais pas trop clair ; par une clarté absolue vous ôtez au lecteur le plaisir de s’appliquer à vous comprendre. » Soit.

Pourquoi l’amour est quelquefois cruel, Nietzsche encore l’a très bien vu : « Tout grand amour fait naître l’idée atroce de détruire l’objet de cet amour pour le soustraire une fois pour toutes au jeu sacrilège du changement : l’amour craint le changement plus que la destruction. » — Il est donc plein de raison ce mot d’un assassin passionnel qu’on a pris pour une bêtise : « Je ne pouvais pas vivre sans elle ; je l’ai tuée. » Eh ! sans doute ! Il comprenait instinctivement qu’il ne vivrait avec elle et qu’elle ne vivrait avec lui que quand elle serait morte.

Fort bien ; mais s’il est vrai que l’amour féminin est abandonnement et l’amour masculin désir de possession, ce qui précède ne s’applique qu’à l’homme ; et cependant la femme elle aussi tue par amour. Voilà Nietzsche embarrassé, ce me semble.

La vérité pourrait bien être que l’amour est désir de possession