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de l’amour en des boutades humoristiques. Pour lui, comme pour Pascal parodiant Corneille, la cause en est « un je ne sais quoi » qui dépend de bien peu de chose et dont la suppression aurait tenu à bien peu de chose. Il dépend du degré de convexité des verres de lunettes. « Les myopes sont amoureux. Parfois il suffit de lunettes plus fortes pour guérir l’amoureux. » Et que serait-ce si l’on pouvait avoir des lunettes ultrospectives ! « Qui aurait assez de puissance imaginative pour se représenter un visage, une taille, avec vingt ans de plus, s’en irait très exempt de souci pour toute la vie. » C’est ce qui a fait dire en France que pour se garder de l’amour pour la fille, il faut regarder la mère et se figurer la fille, dans vingt ans, exactement pareille à ce qu’est la mère aujourd’hui. Quinault a dit :


Une fille à seize ans gâte bien une mère.


Et l’on peut très bien dire :


Mère de cinquante ans gâte bien une fille.


De sorte que la belle-mère est le remedium amoris, même avant qu’elle ne soit belle-mère. Voulez-vous ne pas aimer ? Achetez des lunettes ultrospectives. C’est le génie de l’espèce qui a voulu qu’il n’y ait pas de lunettes ultrospectives.

L’amour est aussi pour Nietzsche une manière de préjugé, un demi-préjugé, quelque chose de réel qu’un préjugé savamment cultivé a agrandi et magnifié jusqu’à en faire quelque chose de très différent de ce qu’il est en soi : « L’idolâtrie que les femmes professent à l’égard de l’amour est originairement une invention de leur adresse, en ce sens que, par toutes ces idéalisations de l’amour, elles augmentent leur pouvoir et se montrent aux yeux des hommes toujours plus désirables. » Seulement, comme il arrive si souvent, elles tombent dans leur piège ; « l’accoutumance séculaire à cette estime exagérée de l’amour a fait qu’elles ont oublié cette origine ; et elles-mêmes sont à présent plus dupes que les hommes, et, partant, souffrent plus de la désillusion qui se produit presque nécessairement dans la vie de toute femme... »

Quand il réfléchit plus profondément sur les passions de l’amour, Nietzsche, peut-être se souvenant de Chamfort, qu’il a tant lu, remarque bien que l’amour clairvoyant se ruinerait