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déserté le toit familial, le misérable taudion de La Bastide Boussignac et, ses maigres économies en poche, la besace au dos, gagné Toulouse à pied, d’où le « coche de terre » l’avait un beau matin de 1699 débarqué tout pantois sur le pavé de la grand’ville.

Ce provincial voulait se « déraciner » et devenir Parisien ; le vigneron ambitionnait de se transformer en cordonnier.

Alors, avaient commencé les rudes années d’apprentissage, parmi les compagnons de Saint-Crépin. Actif et débrouillard, notre Languedocien eut tôt fait de se dégourdir. Jal, l’érudit et grincheux auteur du Dictionnaire critique de Biographie et d’Histoire, a su retrouver sa trace au cours de ses vagabondages de boutique en boutique.

En 1705, Philippe Carrogis travaillait pour le compte du sieur Michel Eybelli, établi rue des Vieux-Augustins, sur le territoire de la paroisse Saint-Eustache. L’artisan se voyait en faveur auprès de son patron. Son habileté justifiait cette confiance ; d’échelon en échelon, l’apprenti, le « goret » en argot de « manique, » s’était haussé jusqu’au rang de premier ouvrier. Et une suprême ambition lui était née en même temps qu’un grand amour. Au logis de maître Eybelli, trônait accorte et bien tournée, gracieuse, accueillante à la pratique, demoiselle Marie-Jeanne, sa fille. Parfois, eu poussant l’alène ou maniant le tranchet, façonnant la botte à chaudron ou fignolant quelque mule légère, les regards de l’ouvrier s’arrêtaient longuement sur la belle, assise au comptoir. Alors de profonds et d’enfièvres soupirs :

— A vingt-huit ans, un homme est mûr pour le mariage. Quelle enviable compagne serait cette jolie fille... Ah ! si je pouvais espérer, si j’osais seulement !...

Un beau jour il osa.

Le bonhomme Eybelli se fit bien quelque peu tirer l’oreille, avant d’accorder son consentement, mais les œillades de l’enflammé Philippe avaient touché Marie-Jeanne et sa faconde méridionale l’amusait. Le père, cependant, mit encore cette condition au mariage que son gendre, à son exemple, devrait être un homme établi, possédant clientèle et boutique sur rue.

Philippe Carrogis se remit au travail, accomplit les six années de stage imposées, par les statuts, à tout compagnon de province qui voulait épouser la fille d’un maître, !il son « chef-d’œuvre, »