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fournie par le vieil écrivain ; la modifier ou la compléter suivant un dessein personnel ou au gré de l’imagination du conteur ; bref, développer et prolonger le rêve du vieux poète ; faire fructifier en quelque manière la semence qu’il a laissée tomber d’une main insouciante, et la lui rendre épanouie, parfois méconnaissable, mais telle pourtant qu’on puisse sans trop d’effort, grâce à un certain air de famille, la rapporter à sa véritable origine : tel est l’élégant problème que M. Jules Lemaître a très finement résolu. Et je sais bien ce que l’on peut dire d’une tentative de cette nature : à savoir qu’elle prête trop aisément au pastiche ; et je ne nierai même pas que le pastiche ne se glisse quelquefois dans les contes de l’auteur de la Vierge aux anges. Mais il y a pastiche et pastiche ; et ceux de M. Lemaître, quelque part de « badinage scolaire » qui s’y mêle, me rappellent un peu ceux de Racine dans ses tragédies inspirées de l’antiquité : les deux écrivains repensent leurs modèles ; ils en retrouvent le ton et le style, bien plutôt qu’ils ne les imitent ou ne les copient laborieusement.

Et ce mélange de style antique, d’invention et de pensée modernes est chose infiniment savoureuse. Je n’analyserai pas, de peur d’en faire évanouir le charme, ces contes écrits en marge des Evangiles ou du Ramayana, de l’Iliade ou de l’Odyssée, du Zend-Avesta ou de l’Enéide, de Pantagruel ou de Don Quichotte. — Au reste, devrait-on jamais analyser une œuvre littéraire, une œuvre d’imagination surtout ? N’est-ce pas substituer une froide, et souvent ennuyeuse, et parfois obscure abstraction à quelque chose d’essentiellement organique et de vivant ? Les vrais critiques caractérisent et définissent, ils suggèrent, ils évoquent, ils n’analysent pas. A plus forte raison quand il s’agit d’œuvres aussi subtilement complexes que les Contes de M. Jules Lemaître. Comment, par exemple, donner une idée, même lointaine, de cette ironie charmante le plus souvent, inquiétante quelquefois, qui circule et se joue à travers tous ces courts récits prestes et pimpans, et leur communique une tonalité particulière ? Ironie qui pourrait être aisément cruelle, — les adversaires de M. Lemaître en savent quelque chose, — mais qui, à l’ordinaire, sait être malicieuse sans méchanceté, enjouée sans être mordante, où se mêlent, à doses presque égales, une finesse un peu narquoise, une sorte de candeur très consciente d’elle-même, une verve amusée et souriante,