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Je viens de dire que M. Jules Lemaître s’est exercé dans plusieurs genres de contes. « Contes d’autrefois et d’aujourd’hui : » tel est, en effet, le sous-titre de son premier recueil, et tel pourrait être celui du second. Tous ces contes sont d’une extrême variété de sujets et d’inspiration : le conteur comme le dramaturge, en M. Lemaître, semble très préoccupé de ne point se répéter. Les « contes d’aujourd’hui » sont tantôt la mise en œuvre d’une « histoire » ou d’une anecdote plus ou moins vraie, tantôt le développement d’une donnée imaginaire ou même de pure fantaisie. A côté de contes qui relèvent du genre goguenard, et qui se ressentent peut-être du voisinage de Maupassant, les Trois manières de Garnoteau, les Deux Saints, simples pochades ou charges d’atelier sans doute, il en est d’autres, d’une observation un peu ironique encore, mais subtile, douloureuse et un peu cruelle : la Mère Sainte-Agathe, Pauvre Ame, Hermengarde, d’autres encore qui sont comme des « tranches de vie » découpées et présentées par un narrateur sobre, précis et sans illusion : l’Aînée, Une conscience, la Grosse caisse, Mélie, Mariage blanc. En nourrice ; et d’autres enfin, comme la Chapelle blanche, sorte de poème en prose d’une fantaisie âpre et lugubre. Histoires de pauvres vieilles filles assoiffées d’amour et de maternité, et que la vie piétine sans paraître s’en douter ; histoires de pauvres hères qui dissimulent sous l’automatisme de leur métier un fond de sensibilité meurtrie et résignée ; histoires de petites poitrinaires qui s’en vont au moment où leur rêve de tendresse vient de prendre corps ; histoires d’enfans martyrisés par des nourrices sinistrement inconscientes : voilà quelques-uns des sujets où se complaît l’imagination volontiers assombrie de M, Jules Lemaître : il aura fait sa partie dans le chœur pathétique des pessimistes contemporains.

Est-ce pour fuir les spectacles attristans et parfois tragiques que la réalité directement observée et loyalement peinte offre à nos méditations, est-ce pour échapper à l’étreinte obsédante et douloureuse de la vie réelle, pour créer, si j’ose dire, un alibi à ses rêves, que M. Lemaître s’est, de fort bonne heure, détourné du côté du conte historique ou philosophique ? Je ne sais ; mais j’aurais quelque tendance à le croire[1]. Et il a,

  1. « ... Le charme mystérieux du passé... Charme puissant sur les âmes désabusées et lasses. C’est là qu’on trouve le repos... » (En marge des vieux livres, 2e série, p.14-15).)