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n’aient pas été, tant s’en faut, une vulgaire fiction « électorale, » et qu’il y eut, de la part du poète des Médaillons, plus qu’une élégante crânerie, une réelle bravoure à s’exposer à certaines rancunes et à certaines violences. M. Jules Lemaître dut éprouver là quelques-unes des émotions les plus rares de sa vie, et s’il écrit quelque jour ses Mémoires, la partie qui sera consacrée à ses « expériences politiques » n’en sera certainement pas la moins captivante.

Deux traits sont à noter dans cette campagne de discours et d’articles qui, pendant plus de trois ans 1899-1902), a agité ce pays, d’ordinaire si calme et si docile dans son existence civique. C’est d’abord une extrême violence de critique à l’égard du régime sous lequel nous vivons depuis quarante ans. Jusqu’alors M. Jules Lemaître, lorsqu’il exprimait son sentiment sur « nos abominables députés » ou sur « ce décevant suffrage universel, » le faisait avec une modération relative : on le sentait mécontent, attristé, plutôt qu’hostile. Maintenant, comme s’il s’était trop longtemps contenu, son indignation, sa verve satirique et critique ne connaissent plus guère de bornes. Il dénonce avec une inlassable âpreté tous les vices, apparens ou secrets, de l’institution politique telle qu’elle fonctionne chez nous sous la troisième République.


La curée des faveurs, — écrivait-il dès 1898, — doit être plus ardente quand le souverain a six cents têtes et, par conséquent, six cents bouches, généralement bien endentées, et plusieurs même faméliques ; quand chacune de ces six cents bouches a elle-même sa clientèle de gueules ; quand la plupart de ces six cents souverains sont les esclaves d’un Comité qui les a fuit élire pour qu’ils lui « rapportent « divisés d’ailleurs en partis qui se disputent beaucoup moins le pouvoir que les bénéfices du pouvoir. Le parti radical surtout a, pendant quinze ou vingt ans, regardé le budget et les places comme son butin, et cela, même quand il n’était pas nominativement aux affaires : tant il montrait d’impudence et tant il rencontrait des adversaires pusillanimes. C’est ce parti, je pense, qui a le plus contribué à l’abaissement du sens moral dans ce malheureux pays.


Hélas ! plût à Dieu que tout fût faux dans ce sombre tableau que M. Lemaître a depuis très souvent repris pour en assombrir encore les couleurs ! Mais n’avons-nous pas vu tout récemment encore, sous un « grand ministère, » la Chambre française user des plus misérables prétextes pour se dérober à la lutte contre l’un des plus graves fléaux qui désolent notre France, à savoir l’alcoolisme ? Et de tels faits ne sont-ils pas la condamnation