Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/834

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peuple qui travaille et souffre. Il est attaché de cœur à une sorte de christianisme démocratique dont le Pater est l’expression parfaite. » Tout cela était fort bien vu. Rien de plus curieux à cet égard que le Député Leveau (1890). A qui lit la pièce naïvement, il semble bien que ce soit une satire de nos hommes politiques et du régime qu’ils représentent : or, il résulte des déclarations de M. Jules Lemaître lui-même que ce n’est pas là du tout ce qu’il avait voulu faire, et qu’il éprouvait même à l’égard de son héros « une sorte de sympathie secrète, non assurément pour sa personne, mais pour la cause qu’il se trouve servir. » Relisez toute la page où il développe cet intéressant point de vue. On ne saurait mieux faire entendre qu’à cette époque l’auteur du Député Leveau est partagé contre lui-même ; à son insu, il y a lutte en lui entre ses sentimens involontaires et ses idées réfléchies ; son art est en conflit avec sa philosophie ; son rêve inflige un démenti à sa politique ; son instinct est « réactionnaire, » et sa pensée est républicaine, et même un peu « radicale. »

Comme il arrive toujours en pareil cas, c’est l’instinct qui Devait peu à peu l’emporter sur les théories. Il serait facile d’extraire des Contemporains ou des Impressions de théâtre bien des passages qu’eût médiocrement approuvés le député Leveau. Par exemple, M. Lemaître visite à l’Exposition le pavillon du ministère de la Guerre : « Et alors, écrit-il, on a beau savoir que la guerre est impie, absurde, abominable : ... comme, après tout, les peuples se battent depuis quelque dix mille ans, — et peut-être parce qu’on sent confusément que la guerre est ce qui donne à l’énergie humaine et au courage, père des autres vertus, leur plein développement, — on est ému jusqu’aux entrailles, un petit souffle froid vous passe dans les cheveux... et tenez, par exemple, ce guidon de la garde impériale, où sont inscrits les noms de toutes les capitales de l’Europe, ce carré de soie pâlie tait un plaisir à regarder, mais un plaisir !... » Un plaisir que n’eût point goûté tel député pacifiste.

Et à mesure que les années passent, on sent que l’écrivain se détache de plus en plus de la littérature qui n’est que de la littérature. Il pourrait presque faire sien, en l’appliquant aux Lettres, le célèbre mot de Pascal sur la géométrie qui « n’est qu’un métier » et qui « est bonne pour faire l’essai, mais non l’emploi de notre force. » Le jour même où Brunetière prononçait,