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faibles ou violens a été beaucoup plus forte dans les Assemblées qu’elle n’aurait dû l’être. Et c’est pourquoi la République n’a presque rien donné de ce qu’on attendait d’elle. Elle a peu fait pour l’apaisement et l’union des esprits. Elle a de la peine à réorganiser l’armée ; elle n’a pas su garder de bonnes finances ; elle n’a pas su être tolérante et bonne à tous les Français. Elle a été, en plus d’un cas, rancunière, haineuse, oppressive des minorités, et qui sait ? de la majorité même du pays, qui, avec cette machine trompeuse du suffrage universel, n’est pas toujours représentée. Et par-dessus le marché, le gouvernement républicain n’a pas eu de bonheur. Il a eu à l’extérieur de grosses affaires qui n’ont pas toutes tourne ; de façon brillante, sans compter que son établissement définitif a coïncidé avec une terrible crise économique. La République a paru à la fois partiale, malhabile et malheureuse. On l’aime encore malgré tout ; mais ce n’est plus la passion, te n’est plus la foi, l’illusion du commencement. Un malaise et une défiance se sont glissés dans les esprits. Sans admettre un instant l’idée d’une restauration monarchique ; d’ailleurs impossible, on en vient à souhaiter, les uns une réaction tempérée, d’autres une suprême expérience, l’expérience d’un gouvernement radical, qui serait apparemment la perte du pays. Ou plutôt, on ne veut rien, on attend. Rien où se prendre ! personne à qui s’attacher. Les hommes en qui l’on serait tenté d’avoir confiance, autour de qui l’on serait prêt à se rallier, s’écroulent ou se dérobent l’un après l’autre. La mort de Gambetta a été un immense malheur. Personne encore n’a hérité de son prestige, de sa grande séduction personnelle, et il ne semble pas qu’il ait légué à ses anciens fidèles sa largeur d’esprit ni sa bonté. Ils usent leurs forces dans des luttes mesquines, connaissent mal la France, la voient toute dans les comités électoraux et prennent sans cesse l’intérêt de leur parti pour celui du pays tout entier. La liberté, l’égalité ne sont plus à conquérir ; pas de grande œuvre glorieuse qui s’offre aux efforts communs, car au fond de bien des cœurs croit ce sentiment douloureux que ce qui était pour nous le grand devoir est indéfiniment ajourné, que nous allons à la dérive et que « nous n’avons pas de chance. » (Revue Bleue du 13 juin 1885).


C’est là un réquisitoire attristé contre l’ordre de choses existant, mais c’est bel et bien un réquisitoire. Évidemment, l’homme qui l’a écrit, — à trente-deux ans, et tout au début de sa carrière d’écrivain, — n’est point un pur homme de lettres, étroitement confiné dans sa tour d’ivoire ; c’est au contraire un excellent citoyen très épris d’ordre et de liberté, très soucieux de la dignité et de l’avenir de son pays. « M. Jules Lemaître, — écrivait dix ans plus tard M. Anatole France, — M. Jules Lemaître est un écrivain honnête homme et très moral. Il a le souci du bon ordre public et des vertus privées. Sur ce point, Jamais il ne flotte ni ne varie ; son intelligence est vive et souple ; elle n’est point perverse. Il est très arrêté dans le respect des lois et de la République, dans l’amour des pauvres et de tout le