Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/80

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on soupçonnait de fraude. Personne dans votre royaume, Sire, n’est assuré de ne pas voir sa liberté sacrifiée à une vengeance, car personne n’est assez grand pour être à l’abri de la haine d’un ministre, ni assez petit pour n’être pas digne de celle d’un commis des fermes... »

A l’Abbaye, au For l’Evêque et au Petit-Châtelet, le régime était analogue. De toutes les prisons de Paris, la Conciergerie, disait-on, était « la seule dont le séjour ne fût point rapidement mortel. » De même dans les provinces. A Lyon, d’après un relevé daté de juin 1776, vingt-neuf condamnés s’entassaient dans quatre étroits cachots, malades pour la plupart, n’ayant qu’une chemise pour vêtement, nourris avec une livre et demie de pain par jour.

Dans la plupart de ces maisons régnait une promiscuité révoltante. Hommes, femmes, enfans, prévenus et condamnés, scélérats punis pour forfaits, simples détenus pour dettes, tous étaient enfermés pêle-mêle. La corruption la plus affreuse régnait parmi cette multitude. Le vice y fleurissait et le crime y tenait école. Bon nombre de prisons étant dénuées d’infirmeries, les malades y restaient sans soins. En d’autres, les infirmeries étaient si malsaines, si infectes, que parfois les médecins n’osaient pas s’y aventurer.,

Un scandale non moins déplorable était l’impunité assurée aux gardiens qui, chichement rétribués, dispensés de toute surveillance, tyrannisaient les prisonniers, les rançonnaient impitoyablement, se livraient aux pires exactions. L’enquête ordonnée par Necker sur les prisons de Paris[1] révéla des faits incroyables : pour avoir refusé de l’argent aux geôliers, un officier de cavalerie, détenu pour quelque peccadille, est roué de coups, bâtonné sans pitié, jusqu’à tomber malade ; une femme près d’accoucher est, pour la même raison, jetée à terre, foulée aux pieds et blessée grièvement. Ailleurs, des prisonniers, accusés, — sans l’ombre d’une preuve, — d’avoir tenu sur leurs gardiens « quelques méchans propos, » sont réveillés au milieu de la nuit, « mis à bas de leurs lits, traînés par les cheveux, » plongés dans un cachot, où on les laisse quinze jours, tandis que les guichetiers louent à des prisonniers plus riches les chambres et les lits rendus vacans par ce moyen commode.

  1. Manuscrit conservé dans les archives du château de Coppet.