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chevaux, qui marche au hasard sur Reichshoffen, sans qu’il n’y ait plus ni commandement, ni obéissance, dans toute la férocité égoïste du sauve-qui-peut ?

Supposez qu’à ce moment un bruit de tambour se fasse entendre du côté de Reichshoffen, que Failly se montre avec ses trois divisions, sa réserve d’artillerie, sa cavalerie, que dans les profondeurs de cette masse qui s’en va la tête basse, hâtant le pas, circule le cri : « Failly est là ! » vous représentez-vous ce qui va se passer ? Ces fuyards s’arrêtent, se retournent ; ils sortent de leur défaite comme des morts ressuscités et recommencent une autre bataille. Et parmi les Allemands, à bout de souffle, réduits à l’état de bouillie humaine, quelle panique lorsque ce corps d’armée compact et dispos fondra sur eux ! Quelle débâcle et quel désastre succédant à la victoire qu’ils croyaient tenir !

Mais Failly n’est point parti ; il n’arrivera pas. Guyot de Lespart est parti, mais il est encore loin. Sa division s’est ébranlée, non à l’aube, comme le croyait Mac Mahon, pas même à six heures, mais seulement entre sept et demie et huit heures. Elle est en marche. Mais comment ? Vous présumez qu’ils accourent au pas de course, qu’ils respirent à peine tant ils ont hâte d’être à la bataille ? que la voix grondante du canon, qu’ils entendent depuis sept heures, est un appel plus pressant que quelques mots d’un télégramme ? Vous ne faites pas de doute que, la route étant rude, étroite, encombrée de leurs bagages, ils ne laissent les bagages en arrière ? Vous vous trompez. Ils se sont avancés avec une lenteur réglementaire ; ils se sont arrêtés à prendre le café ; ils ont fouillé consciencieusement chaque repli suspect où pouvait s’être glissé un uhlan, et non seulement au bord de la route, mais au loin. Officiers et soldats, excités par cet appel du canon, qui se prolongeait et devenait pathétique, avaient beau murmurer entre eux de tant de précautions déplacées, chaque fois qu’une reconnaissance, composée souvent de détachemens d’infanterie, fouillait à quelque distance, la colonne s’arrêtait pour attendre son retour, et un rapport rassurant qui permît de continuer sans risque. Depuis quinze jours, on avait tellement enseigné la pusillanimité de la défensive que le sang des plus braves, et certes le vaillant général Guyot de Lespart était de ceux-là, s’était glacé dans leurs veines. Le long du chemin de fer qu’ils