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et de l’imagination ; mais sur quoi ? Sur la raison ? Sur la raison, sur le raisonner, sans doute, mais surtout sur la vérité, sur l’humble vérité, comme dit Maupassant. En face de la réalité concrète, de la nature, le romantisme exagère, il transforme, il déforme, « il s’appesantit sur les détails » pour les amplifier et leur donner un relief inattendu, « il fait le roman de la nature, » comme a dit si admirablement La Bruyère de Théophile. Le romantique tient à peindre la nature non pas telle que nous la voyons, mais telle que lui seul, en se guindant un peu, peut la voir. Pour ce qui est des sentimens il les traite de même, il les force, il les violente, il les pousse à bout, il ne les admet, ou du moins il ne les montre que dans le paroxysme. Les exagéreurs, c’est le vrai nom des romantiques.

C’est pour cela qu’ils ont tant de complaisance à la littérature « personnelle, » comme on a dit et, comme j’aime mieux dire, à la littérature confidentielle. On a dit que le fond du romantisme était l’égotisme et l’étalage du moi et que de là dérivaient les caractères si connus de cette littérature : prédominance de la sensibilité, prédominance de l’imagination. Je ne crois pas ; je ne pense point que le goût de soi-même donne de la sensibilité et de l’imagination, et dix générations auraient pu avoir tendance au culte du moi sans avoir ni imagination fastueuse ni sensibilité raffinée. Mais une génération ou deux ont eu une vive imagination et une sensibilité aiguë, ce qui peut s’expliquer par les terribles commotions de la Révolution et de l’Empire, et ce qui peut avoir d’autres causes, et peu importe ; mais enfin une ou deux générations ont été douées plus que d’autres de sensibilité et d’imagination. C’est pour cela qu’elles ont eu, plus ou moins, l’horreur du réel, qui ne satisfait jamais ni l’imagination ni la sensibilité, et c’est pour cela qu’elles se sont tout naturellement tournées vers la source et le réservoir de la sensibilité et de l’imagination, qui est le moi.

Il est naturel que l’homme très sensible se regarde et s’écoute sentir. Il pourrait, sans doute, étudier la sensibilité des autres ; et c’est précisément ce qu’un homme très sensible comme Racine ou comme Flaubert se contraint à faire quand il subit comme Racine la loi de son temps qui proscrit la littérature confidentielle, ou quand il subit comme Flaubert la loi qu’il s’est faite à lui-même et qui proscrit également la littérature