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sur les innombrables consciences fictives ou réelles qui ont posé successivement devant lui. « Je crois, nous dit-il, que la morale, dans le détail de ses prescriptions, doit coïncider, sur les points essentiels, avec la partie durable des morales religieuses. » Qu’on parcoure ses Impressions de théâtre : on verra que, dans l’ensemble, et à ses meilleurs momens, ce prétendu sceptique n’aura pas été trop mauvais casuiste chrétien. — Comment a-t-il conçu et pratiqué cette casuistique en action qui s’appelle le « poème dramatique ? » C’est ce qu’il faut rechercher maintenant.


IV

J’ignore si M. Jules Lemaître, poète et artiste comme il l’était, a formé de bonne heure le projet de rivaliser avec les dramaturges dont, chaque semaine, il examinait les pièces : mais je serais étonné qu’il eût beaucoup tardé à prononcer dans son cœur le si naturel Ed anch’io. Tout au début de sa carrière de critique dramatique, — le feuilleton n’a pas été recueilli en volume, — il se prenait à regretter que « la grande comédie » n’eût pas encore emprunté ses sujets à la politique. « Ah ! l’admirable matière, s’écriait-il, pour un auteur dramatique qui aurait un peu de génie ! » Et il ajoutait :


On peut dire que la comédie de nos mœurs politiques est encore à faire. Les données les plus simples seraient les meilleures, car ces pièces-là vaudraient surtout par la vérité de l’observation et par le choix des détails. On prendrait tout uniment, je suppose, un brave homme qui serait parfaitement honnête au premier acte, que la politique dépraverait peu à peu, et qui serait tout près d’être un gredin au dénouement. Et quel serait le nœud ? Oh ! c’est bien simple : le même que dans les comédies classiques : on donnerait à cet homme une fille qu’il sacrifierait à son horrible passion. Si vous aimez les dénouemens optimistes, l’amoureux de la fille sauverait enfin le père du déshonneur. Ou bien, au contraire, on sacrifierait l’ingénue jusqu’au bout, et quelque suprême platitude (porterait notre homme au ministère. Sur quoi la toile tomberait. Près du héros, on placerait, d’un côté, son Comité électoral qui serait son mauvais génie et son tyran, et, de l’autre, sa femme, quelque bonne bourgeoise, qui serait son bon génie inécouté. Je livre cette donnée pour rien. Elle n’est pas neuve : c’est celle de presque toutes les comédies de Molière. Je n’ai changé que le ressort principal de l’action. Mais on pourrait très bien tirer de là un chef-d’œuvre. Il n’y a qu’à l’écrire. (Débats du 23 novembre 1885.)


Et c’est presque le Député Leveau. Je n’ai point dit que cette