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d’origine universitaire, il aime le théâtre qui, nous l’avons vu, lui a fourni ses premiers sujets d’études. De sorte que, même au point de vue assez étroit et, en tout cas, peu élevé des « spécialistes » de la scène, la critique dramatique de M. Lemaitre mérite une sérieuse considération.

Il écrivait, en prenant possession du feuilleton du Journal des Débats et en succédant à J.-J. Weiss :


Je promets d’être, un critique appliqué et consciencieux. Je pourrais, comme un autre, apporter sur l’art dramatique, avant toute expérience, des théories et des doctrines ; je n’en ai point. Je m’abstiendrai de traiter de haut le vaudeville, de mépriser les pièces bien faites et de conspuer le théâtre de Scribe. Mais en même temps, je suis tout prêt à accueillir, sans mauvaise humeur, la suppression des conventions inutiles et toutes les innovations qui se pourraient produire, et je ne condamne point d’avance la prochaine comédie de M. Becque. Je pourrais aussi insinuer (la chose est tout indiquée) qu’il y a peut-être une place à prendre, une voie à suivre, entre M. Sarcey qui est la règle et le bon sens, et M. Weiss, qui représente le caprice brillant et ce que M. Nisard appelle « le sens propre ; » je n’en ferai rien. Cette moyenne au reste ne serait pas si facile à déterminer... Autre mérite, — négatif, il est vrai ; mais on a ceux qu’on peut. Ma connaissance du théâtre contemporain n’allant pas sans d’assez grandes lacunes, il y aura bien des spectacles où j’apporterai un esprit vierge et une âme presque fraîche... (Débats du 21 novembre I885.)


Voilà un honnête programme : M. Lemaître l’a fort bien rempli ; il a même tenu, chose admirable, beaucoup plus qu’il ne promettait. Rien qu’en suivant sa pente, rien qu’en se contentant d’être un « critique impressionniste, » il a réussi à édifier au jour le jour une œuvre singulièrement originale et variée.

Faisons attention aux derniers mots de cette profession de foi : « un esprit vierge et une âme presque fraîche. » Savez-vous qu’il est extrêmement difficile, et donc extrêmement rare d’apporter en critique « un esprit vierge et une âme presque fraîche ? » Nous n’abordons à proprement parler jamais une œuvre sans prévention. Nous avons trop lu, trop retenu peut-être, nous avons trop réfléchi sur nos lectures, bref, trop d’idées, non pas peut-être toutes faites, mais acquises ; trop de sentimens, les uns assez profonds, les autres un peu artificiels, s’agitent dans notre conscience : c’est à travers ce prisme déformateur que nous voyons les œuvres du passé, et même celles du présent, celles que nous ne connaissons pas encore comme celles que nous connaissons de longue date. Pour bien juger